Les leviers d’influence russe en Moldavie prennent des formes multiples. Certains sont impalpables, comme la propagande qui se diffuse tel un poison sur les réseaux sociaux. D’autres sont visibles à l’œil nu, ils ont une longueur et une circonférence, à l’image de la branche du gazoduc Soyouz qui relie le pays à la Russie. Pendant longtemps, ce tuyau qui traverse l’Ukraine a été le principal instrument du chantage énergétique pratiqué par Moscou contre le pays. En décembre 2022, quand la Moldavie s’est sevrée dans la douleur de sa dépendance quasi totale au gaz russe, il a semblé devenir inopérant. Paradoxalement, c’est sa mise à l’arrêt, prévue pour le 1er janvier 2025 lorsque le contrat de transit par l’Ukraine prendra fin, qui a redonné un pouvoir de nuisance à Moscou.
Si le gouvernement moldave n’a plus acheté de gaz à la Russie au cours des derniers 24 mois, la compagnie russe Gazprom a continué à fournir gratuitement, via ce gazoduc, l’enclave séparatiste de Transnistrie, comme elle l’a toujours fait depuis plus de trente ans. La fin éventuelle de cet approvisionnement poserait un problème existentiel aux autorités de facto de Tiraspol. Toute l’économie de la région et les revenus des autorités reposent sur l’accès à une énergie très bon marché qui fait tourner l’industrie lourde héritée de la période soviétique. Sans gaz russe quasi gratuit, c’est tout le modèle qui risque de s’effondrer.
Risques de black-out
Du point de vue de Chisinau, cela pourrait apparaître comme une bonne nouvelle, de nature à créer une ouverture potentielle vers la réintégration de ces territoires. Mais si la Transnistrie et ses 350 000 habitants n’ont plus accès au gaz russe, c’est tout le pays qui risque de subir un hiver difficile. La principale centrale électrique moldave, qui fournit environ 50% de la consommation nationale, se trouve à Cuciurgan, en territoire séparatiste. C’est le gaz de Moscou qui l’alimente.
En cas d’arrêt des livraisons d’hydrocarbures russes, une hypothèse considérée comme «très probable» par le gouvernement moldave, Chisinau a prévenu que le pays risquait de faire face à des black-out. Depuis les bombardements massifs sur les infrastructures électriques ukrainiennes, qui fournissaient 75% de ses besoins jusqu’en 2023, la Moldavie n’a plus beaucoup de fournisseurs potentiels. Elle ne peut se tourner que vers la Roumanie. Mais cet approvisionnement n’est pas non plus dénué de risques : outre que l’électricité roumaine coûte deux fois plus cher que celle vendue par la Transnistrie, la connexion à haute tension entre les deux pays passe par l’Ukraine. En cas d’attaque russe sur les infrastructures, fréquentes en ce début d’hiver, le réseau peut rapidement devenir instable. Une ligne à haute tension directe avec la Roumanie est en construction, mais elle ne sera pas terminée avant au moins un an.
Si la Transnistrie n’a plus de gaz le 1er janvier, «ce ne sera pas seulement une crise, mais une catastrophe humanitaire», a prévenu Oleg Serebrian, ministre chargé de la Réintégration des territoires séparatistes. Côté transnistrien, le chauffage en ville risque de rapidement s’arrêter, alors que les températures sont déjà négatives dans la région. La production d’électricité pourrait tenir un peu plus longtemps : selon Tiraspol, la centrale de Cuciurgan pourrait tourner au ralenti grâce à des réserves de charbon pendant environ cinquante jours.
Voie d’approvisionnement alternative
Ce scénario n’est pourtant pas inévitable. Gazprom pourrait continuer à livrer son combustible aux séparatistes via un autre réseau de tuyaux passant par la Turquie. Mais l’entreprise russe s’est pour le moment abstenue de réserver des volumes de transit sur ces gazoducs. Moscou a fait savoir que cette solution pourrait être envisagée uniquement si Chisinau paie une dette de plus de 700 millions de dollars que Gazprom a opportunément sortie de ses tiroirs lors de l’arrivée du gouvernement pro-européen en 2021. Pour le Kremlin, c’est une manière habile de mettre la pression sur la Moldavie, en l’accusant de ne rien faire pour protéger les russophones de Transnistrie.
«[La Russie] envoie ces gens dans une crise créée de toutes pièces pour déstabiliser notre pays», a dénoncé le Premier ministre, Dorin Recean. Si les livraisons de Gazprom s’arrêtaient, Chisinau envisage de fournir du gaz à la Transnistrie. Mais dans cette situation, qui paierait pour le combustible ? «Nous travaillons avec la partie transnistrienne pour qu’ils comprennent que, tôt ou tard, ils devront payer le gaz au prix du marché», a indiqué le ministre de l’Energie au début du mois. Mais il semble improbable que Tiraspol se plie de bon gré à cette contrainte qui mettrait son modèle économique à genoux.
Les prorusses prêts à exploiter la crise
Selon le gouvernement moldave, la fourniture en gaz de la Transnistrie représenterait un coût annuel de 400 millions de dollars. Un poids important pour le pays le plus pauvre d’Europe, qui a déjà peiné à remplir ses réserves de gaz pour l’hiver. Moldovagaz, qui a toujours Gazprom pour actionnaire majoritaire, n’a étrangement pas profité des tarifs moins élevés de l’été pour acheter des volumes suffisants pour les mois de froid. Tout le pays l’a appris avec surprise et amertume quand le prix du gaz pour les ménages a augmenté de près de 30% en novembre. Interrogé par le Parlement sur son inaction, Vadim Ceban, le patron de l’entreprise, a suggéré d’acheter du gaz à Moscou avant la fin du transit par l’Ukraine. Il a depuis été débarqué.
Cette conjonction de pressions sur l’énergie crée une tempête difficile à gérer pour le gouvernement pro-européen. A l’inverse, elle offre un argument tout fait aux partis prorusses : si les relations avec Moscou étaient meilleures, le gaz et l’électricité seraient moins chers et la vie plus simple, arguent-ils. A quelques mois d’élections législatives cruciales prévues en juin, ce discours pourrait porter. En 2022, la hausse brutale du prix du gaz, quand Gazprom a cessé de fournir le pays, avait déjà fourni un argument parfait aux réseaux prorusses pour orchestrer d’importantes manifestations.
«Le Kremlin veut grever notre budget avec des coûts liés à l’électricité et à la crise humanitaire [en Transnistrie]. Ses laquais à Chisinau pourront ensuite exploiter la pauvreté et la crise économique pour les élections», a prévenu le Premier ministre. Un plan cynique qui a de bonnes chances de fonctionner si les crises s’amoncellent au cours de l’hiver.