Il n’aura fallu que quelques heures pour voir basculer le destin d’un territoire au cœur d’un conflit de trente ans. Celui du Haut-Karabakh, ce territoire montagneux et enclavé, revendiqué à la fois par l’Arménie et par l’Azerbaïdjan depuis la chute de l’Union soviétique. Entamées à peine 48 heures après le début de l’offensive militaire lancée par Bakou le 19 septembre, les négociations d’un accord entre l’Azerbaïdjan et les représentants de la république autoproclamée du Haut-Karabakh se sont conclues jeudi.
Tenue dans la ville azerbaïdjanaise de Yevlakh, la réunion sous médiation russe n’aura durée que deux heures. Aucun accord final n’a été trouvé concernant les conditions du cessez-le-feu entérinant la victoire azerbaïdjanaise. L’avenir de la région et de ses habitants reste particulièrement flou. En ce jour de commémoration de l’indépendance de l’Arménie, la défaite a un goût amer d’un bout à l’autre du pays. Nul doute que le futur traité se fera selon les termes imposés par Bakou. Le texte du cessez-le-feu prévoit notamment la réintégration totale du territoire au sein de l’Azerbaïdjan, ainsi que la reddition du gouvernement et des forces armées du Haut-Karabakh.
Reportage
Violation du cessez-le-feu
Le sort des 120 000 civils toujours coincés dans l’enclave reste la principale inquiétude. Alors qu’ils étaient déjà soumis à un blocus de Bakou depuis décembre dernier, limitant la possibilité de s’approvisionner en nourriture et médicaments, les habitants n’ont toujours pas été évacués et font état de tirs d’artillerie réguliers malgré le cessez-le-feu. Pendant ces deux jours d’attaque, la « capitale », Stepanakert, ainsi que les villages alentour, ont été massivement bombardés. Le bilan serait d’au moins 200 morts, dont 5 enfants, et 400 blessés, mais aussi de près d’un millier de disparus. Après l’annonce du cessez-le-feu, certains se sont réfugiés dans l’enceinte de la base militaire aérienne russe à proximité de Stepanakert, espérant une évacuation. Pour le moment, aucun transfert vers l’extérieur de l’enclave n’a encore été organisé, même pour les blessés, laissant planer la menace d’une épuration ethnique.
Devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, l’Arménie a d’ailleurs martelé ce jeudi qu’un «crime contre l’humanité» était en cours. En parallèle, le pays a cependant annoncé ne prévoir «aucune évacuation de masse», attendant le résultat des négociations. «La situation humanitaire dans le Haut-Karabakh est dramatique, c’est une situation de chaos, sans présence humanitaire internationale, avec des bombardements réguliers. L’urgence aujourd’hui est de négocier avec l’Azerbaïdjan une évacuation de la population civile, tout en gardant à l’esprit que Bakou n’autorisera probablement pas le libre passage de la population masculine», analyse Anita Khachaturova, spécialiste du Haut-Karabakh et chercheuse au Cevipol.
Cette position de «laisser-faire» de la part des dirigeants arméniens n’a pas manqué d’attiser de fortes tensions. Car si les Arméniens du Haut-Karabakh ont accepté de rendre les armes si vite après l’attaque éclair, c’est aussi parce que Erevan n’a pas souhaité s’engager dans le conflit, craignant qu’il ne s’étende à tout le territoire et que la débâcle de la dernière guerre de 2020 ne se répète. «Le gouvernement arménien s’est de plus en plus distancié des discussions ayant trait au statut du Haut-Karabakh», affirme ainsi Anita Khachaturova.
Un «clan du Karabakh» haï en Arménie
Depuis plusieurs jours, des centaines de manifestants viennent crier leur colère devant le Parlement à Erevan. Mais difficile de savoir si ces manifestations reflètent un état d’esprit partagé massivement dans le pays. Certes, le Premier ministre Nikol Pachinian, porté au pouvoir à la suite de la «révolution de velours» de 2018, fait face à une contestation grandissante. Il est tenu pour responsable de l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020 ayant entériné la perte de la quasi-totalité des territoires arméniens du Haut-Karabakh. Mais le refrain de la crainte d’une guerre d’ampleur sur le territoire pourrait convaincre une partie de l’opinion publique de voir l’abandon du Haut-Karabakh comme un moindre mal.
«Il y a une lassitude de la société à l’égard des conflits. Aussi, il existe un sentiment anti-Karabakh au sein d’une partie de la population. De 1998 à 2018, l’Arménie a été gouvernée par des présidents originaires du Haut-Karabakh. Leur règne s’est accompagné d’une corruption endémique. Au fil du temps, la haine envers le “clan du Karabakh” a commencé à être projetée sur toute l’enclave. Tous ces facteurs ont contribué au manque d’enthousiasme de la société à lutter pour le Haut-Karabakh», explique Benyamin Poghosyan, chercheur au sein de l’Institut de recherche politique appliquée d’Arménie.
Les pourparlers des prochains jours entre les deux parties s’annoncent décisifs, pas seulement pour le Haut-Karabakh mais pour toute l’Arménie. L’offensive azerbaïdjanaise n’était pas une surprise, Bakou affirmait depuis plusieurs mois sa détermination à reprendre le contrôle des derniers 3 000 km² encore sous contrôle arménien. La victoire éclair de l’Azerbaïdjan montre une Arménie en position de faiblesse. Reste à savoir si la conquête du Haut-Karabakh dissuadera Bakou de pousser plus loin son offensive encore plus.