A Kharkiv, des tubes en métal ont poussé dans les rues. Fichés dans l’asphalte, dressé devant le palier d’un magasin, planté devant un passage piéton ou un square. Les habitants prennent en photo ces totems morbides, apparus dans leurs lieux quotidiens. Sans oser y toucher. Ce sont des résidus de roquettes russes, tirées par dizaines depuis des lanceurs multiples. Lundi, encore, les «orgues de Poutine» ont déchargé leurs projectiles sur Kharkiv. Après l’échec de son incursion terrestre dans la seconde plus grosse ville d’Ukraine, située à seulement 25 kilomètres de la frontière, dimanche, la 1re armée blindée de la garde (ABG) russe a intensifié ses tirs d’artillerie.
«Des volées de missiles Grad ont été tirées sur plusieurs quartiers résidentiels, des civils sont morts, affirme Daryna Ivantyuta, 21 ans, juriste réfugiée dans la cave de son immeuble du centre-ville, avec laquelle Libération a échangé des messages ce lundi. Les Russes visent directement des civils, c’est un crime de guerre. Nous entendons sans cesse des explosions. La nuit, généralement entre 1 heure et 4 heures, ce sont des missiles balistiques tirés depuis le territoire russe. Des bâtiments d’habitations sont frappés, beaucoup sont carrément détruits. Le zoo a été touché aussi, des animaux sont morts.»
Résistance acharnée
Une stratégie similaire semble à l’œuvre sur les autres fronts du nord de l’Ukraine. L’offensive éclair imaginée par Moscou ayant subi de sérieux contretemps – ratés de son opération héliportée, difficultés logistiques, résistance acharnée de la défense ukrainienne –, les forces russes se regroupent et, en attendant, pilonnent des cibles pour préparer leur avancée. Dans la soirée, des frappes ont à nouveau touché la capitale. L’armée russe «déplace des ressources de combat supplémentaires vers l’Ukraine et met en place des dispositifs logistiques plus fiables et plus efficaces pour soutenir ce qui est probablement un conflit plus vaste, plus dur et plus long que ce à quoi elle s’était initialement préparée», explique une note de l’Institute for the Study of War publiée ce lundi. «Le cours de la guerre pourrait changer vite en faveur de la Russie si l’armée russe a correctement identifié ses faiblesses et y remédie rapidement, compte tenu de l’avantage écrasant dont jouit Moscou en termes de puissance de combat nette, rappelle le centre d’études américain. Les forces ukrainiennes continuent de retarder et d’infliger des pertes à l’avancée russe, mais elles seront probablement incapables d’arrêter de nouvelles avancées si le Kremlin engage des réserves supplémentaires.»
Des renforts aériens et des déplacements massifs de troupes russes ont été repérés au Bélarus voisin, dont la frontière est la plus proche de Kiev. Selon des officiels américains, Moscou a déjà engagé les trois quarts de ses forces prépositionnées autour de l’Ukraine. Ce week-end, l’offensive de la 41e armée russe en direction de la capitale avait été stoppée à Tchernihiv, à l’est du Dniepr, et celle de la 36e armée repoussée dans la périphérie de Kiev à l’ouest. Lundi, ces deux forces n’ont pas tenté de nouvelle percée majeure. «Elles ont mené des attaques limitées sur les approches directes de Kiev sur les deux rives du fleuve, mais ont largement interrompu les opérations offensives dans le nord-est de l’Ukraine, indique la même note de situation militaire. Elles ont probablement fait une pause pour recalibrer leur approche – jusqu’à présent largement infructueuse – des opérations offensives dans le nord de l’Ukraine et déployer des renforts et des moyens aériens supplémentaires sur les lignes de front.»
«On déteste Poutine»
En revanche, au sud, les troupes russes venues de Crimée poursuivent leur avancée. Après s’être emparée de Nova Kakhovka dès les premières heures du conflit, la 58e armée a progressé jusqu’à Kherson et même Mykolaïv, vers l’ouest, en direction d’Odessa. Des lourds combats – et des frappes de drones TB2 – ont momentanément entravé sa marche. Vers l’est, après la prise de Melitopol, elle est aujourd’hui aux portes de Marioupol, la grande ville portuaire de la mer d’Azov. Sur la route, les Russes ont pris le contrôle de Berdyansk, cité navale de 110 000 habitants. «Ils sont entrés dimanche midi, ils ont pris les lieux administratifs et coupé la télévision», raconte Evgeni, un bistrotier du centre-ville joint par téléphone. Derrière lui, en face de la mairie occupée par les Russes, une foule crie : «Ici c’est l’Ukraine», «on déteste Poutine» et entonne l’hymne national. «Des unités sont descendues vers le port, d’autres ont traversé la ville, dit le patron de café. Il n’y a rien à Berdyansk, que des civils : eux, ils sont des armes et des véhicules de guerre…»
Une partie de la 58e armée a également commencé à se diriger vers le nord. «Les forces russes ont continué à progresser au nord de la Crimée vers Zaporijjia, relève l’Institute for the Study of War. Les succès russes dans le sud de l’Ukraine sont les plus dangereux et menacent d’ébranler les défenses et les actions d’arrière-garde réussies de l’Ukraine au nord et au nord-est.» La remontée de la 58e armée pourrait en effet, dans les jours ou les semaines à venir, faire la jonction avec les troupes de la 1re armée blindée de la garde venue de Kharkiv. S’il se réalisait, ce contrôle de l’axe nord-sud couperait les troupes ukrainiennes mobilisées sur la ligne de front du Donbass – qui n’a quasiment pas bougé depuis le début de l’invasion, mais «fixe» une partie de la défense ukrainienne – du reste du pays. Et notamment de Kiev, la cible numéro 1 de Vladimir Poutine.