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Libération

L’impossible suppression du droit de veto pour la politique étrangère de l’UE

Coulisses de Bruxellesdossier
L’agacement du ministre allemand des Affaires étrangères après des blocages hongrois illustre les divergences géopolitiques chez les Vingt-sept et, surtout, les limites des décisions à l’unanimité.
Le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, lors d'une sommet du Conseil européen le 11 décembre 2020. (Francisco Seco /AFP)
par Jean Quatremer, Correspondant européen
publié le 8 juin 2021 à 19h54

«Nous ne pouvons plus nous laisser prendre en otage par ceux qui paralysent la politique étrangère européenne avec leurs vétos. Ceux qui le font jouent à plus ou moins long terme avec la cohésion de l’Europe, s’est emporté Heiko Maas, le ministre des Affaires étrangères allemand, lundi 7 juin. Je le dis donc ouvertement. Le veto doit disparaître, même si cela signifie que nous pouvons être mis en minorité.» Manifestement, c’est l’attitude de Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, qui a bloqué coup sur coup une condamnation de la répression par la Chine du mouvement démocratique à Hongkong et un appel au cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, qui a motivé ce coup de sang. Mais la proposition du ministre social-démocrate n’est pas forcément la bonne idée qu’elle semble être pour surmonter les divergences d’intérêts géopolitiques.

En effet, pour décider à la majorité qualifiée en matière de politique étrangère il faut d’abord modifier les traités européens à… l’unanimité. Or ce n’est pas prendre beaucoup de risque que de parier que la Hongrie, mais également la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, s’y opposera.

Certes, à défaut d’un changement de traité, les pays intéressés pourraient créer une sorte de «Schengen» de la politique étrangère avec l’espoir qu’à terme tout le monde le rejoigne. Mais, d’une part, ce ne sera pas l’Union en tant que telle qui s’exprimerait sur la scène internationale et, d’autre part, il n’est pas du tout certain qu’une telle coopération renforcée intéresserait beaucoup de pays.

Vision globale

En effet, si l’Allemagne a toujours été favorable à ce que les Etats décident à la majorité qualifiée (55% des pays représentant 65% de la population), ce n’est pas le cas de la France qui s’y est opposé avec constance, quels que soient les majorités au pouvoir, et ce, dès la négociation du traité de Maastricht de 1992 qui a donné quelques compétences dans ce domaine à l’Union…

Elle a quelques bonnes raisons pour cela : depuis le départ du Royaume-Uni, qui voulait lui aussi préserver son droit de veto, elle est le seul pays à avoir une vision globale du monde, des intérêts à défendre dans la plupart des pays de la planète et, surtout, une armée à peu près digne de ce nom. Paris n’a donc aucune intention d’être mis en minorité en matière de politique étrangère et ainsi d’être contraint d’assurer le service après-vente, y compris sur le plan militaire, d’une décision qu’elle ne partage pas.

L’exemple de la guerre en Irak de 2003 a renforcé les préventions françaises, seules l’Allemagne, la France, la Belgique et le Luxembourg ayant refusé de suivre les Etats-Unis dans une aventure qui s’est avérée désastreuse comme elle l’avait prévu. Certes, ces quatre pays auraient disposé d’une minorité de blocage grâce à leur population, mais tout juste. Ce qui n’aurait pas été le cas si l’Allemagne n’avait pas alors été dirigée par Gerhard Schröder, mais Angela Merkel favorable à cette guerre. A l’inverse, la France n’aurait pas trouvé plus de soutien de l’Union en Libye ou au Mali, même si cela ne l’aurait pas empêché d’agir…

Autant dire que, vu de Paris, le vote à la majorité qualifiée n’a surtout que des inconvénients si elle se retrouve dans la minorité, ce qui risque d’être souvent le cas : en effet, peu de pays partagent sa politique de puissance, l’Union se rêvant avant tout comme une grande Suisse, comme le raillait Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères entre 1997 et 2002.

Armée européenne

Le seul moyen de surmonter les réticences de la France serait de créer une sorte de «conseil de sécurité» au sein de l’Union, sur le modèle des Nations unies, qui réunirait les seuls grands pays contre lesquels aucune décision ne pourrait être prise et qui pourrait préparer les réunions à Vingt-sept.

L’embryon de cette idée figure, avec l’extension du vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres y compris (et pas seulement) en matière de politique étrangère, dans la déclaration franco-allemande de Meseberg de juin 2018 : «Nous avons besoin d’un débat européen sur de nouveaux formats, tels qu’un Conseil de sécurité de l’UE, et des moyens de coordination plus étroite, au sein de l’UE et des instances internationales», peut-on y lire.

Devant le Parlement européen, en novembre 2018, la chancelière Angela Merkel avait précisé qu’elle souhaitait tout à la fois la création d’une telle «enceinte au sein de laquelle des décisions importantes pourront être prises», enceinte dotée d’une «présidence tournante», qui s’appuierait sur une «armée européenne». Mais, depuis, aucun progrès n’a été fait dans cette voie, car cela pose à la fois le problème de la modification des traités, mais aussi celui des efforts militaires à fournir par les pays européens pour être crédible…

Travaux de pipe-line

En réalité, l’Union se heurte à son problème constitutionnel au sens premier du terme : ce n’est pas une fédération dotée d’institutions propres élues au suffrage universel qui aurait la légitimité de décider de la politique étrangère de l’Europe, mais une confédération d’États qui ne partagent que ce qu’ils veulent partager. Et la politique étrangère n’en fait clairement pas partie : on n’imagine pas l’Allemagne, par exemple, envoyer ses soldats au front à la suite d’une décision européenne ou même simplement interrompre les travaux du pipe-line gazier Nordstream 2 qui va la relier directement à la Russie. Ce serait exactement la même chose aux Etats-Unis si les 50 Etats américains devaient décider de la politique étrangère à l’unanimité ou même à la majorité qualifiée…

C’est la raison pour laquelle Jacques Delors, lorsqu’il était président de la Commission européenne (1985-1995) s’était opposé à la notion même de «politique étrangère européenne» pour lui préférer le concept «d’actions de politique étrangère européenne» : en clair, ce n’est que dans quelques domaines que l’Union est capable d’agir. En attendant une hypothétique «fédération européenne».