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Transition

L’indépendance du Groenland, un chemin de terres rares

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La majorité de la population de l’ancienne colonie, aujourd’hui membre du royaume du Danemark, réclame l’indépendance et mise sur l’exploitation de terres rares pour accéder à l’autonomie financière.
Evaluc et son copain à la sortie de la cérémonie de la confirmation à l'église protestante de Nuuk le 18 mai 2023. (Juliette Pavy/Libération)
publié le 30 août 2023 à 7h35

Dans un bloc d’appartements gris en face de l’hôpital de Nuuk, Panninguaq K. a allumé un qulliq, une lampe à huile en forme de demi-lune, alimentée par de la graisse de phoque, utilisée par les peuples de l’Arctique pour éclairer et chauffer les abris. La jeune mère de famille, au visage tatoué de discrètes lignes noires sur le menton et au coin des yeux, symboles de son appartenance au peuple inuit, entame une carrière politique au sein du parti Naleraq, qui revendique l’indépendance de la plus grande île du monde vis-à-vis du Danemark. «Il ne s’agit pas d’un retour en arrière comme certains le craignent, assure-t-elle. Aucun citadin ne va devoir retourner chasser l’ours polaire. Simplement, nous voulons pouvoir négocier notre développement selon nos propres termes, dans le respect de notre culture.»

Après des incursions vikings au Moyen Age, la colonisation danoise du Groenland commença véritablement au XVIIIe siècle, avec l’arrivée des missionnaires qui finirent par convertir la quasi-totalité de la population. Devenue province danoise en 1953, l’île jouit depuis 1979 d’un statut largement autonome, la diplomatie et les relations internationales restant néanmoins une prérogative danoise. «La colonisation danoise a la réputation d’avoir été plus «humaine» que d’autres, rappelle Panninguaq. C’est faux.» A partir des années 60, le gouvernement danois a déplacé des villages entiers vers les zones périurbaines, «des pêcheurs chasseurs qui sont arrivés avec leurs équipements, complètement perdus, qui n’avaient connu que la vie du cercle polaire… c’est toute leur vie, tout leur système de valeurs qui s’est effondré…» se rappelle Naja Lyberth, psychologue.

Découverte de gisements de terres rares

C’est à cette période que des problèmes comme l’alcoolisme – considéré comme la principale question de santé publique de l’île – ou le taux de suicide (83 pour 100 000 habitants, le plus élevé du monde) ont explosé. Naja Lyberth est aussi la première femme inuit à avoir témoigné d’une campagne de stérilisation des adolescentes au cours des années 60 et 70, qui a fait drastiquement baisser la démographie de l’île, aujourd’hui estimée à 57 000 habitants. Restée taboue durant plusieurs décennies, la «campagne des spirales» (du nom du stérilet qui a été posé de force à des adolescentes dont beaucoup étaient encore vierges), a été exposée par deux journalistes danois en 2022. Le dossier fait l’objet d’une enquête conjointe entre les gouvernements du Groenland et du Danemark, dont les résultats seront publiés en 2024.

Si la population groenlandaise soutient majoritairement le projet d’indépendance, la question des moyens financiers n’a pas encore été résolue. L’île touche environ 500 millions d’euros par an d’aides du Danemark, soit près de 60 % du budget du gouvernement, alors que 20 % de ses habitants continuent à vivre sous le seuil de pauvreté.

Le réchauffement climatique est venu bouleverser la donne en amenant de nouvelles perspectives. La fonte du permafrost rend accessible un sous-sol riche en ressources, notamment en gisements de terres rares, ces matériaux utilisés dans les éoliennes ou les moteurs électriques, nécessaires à la transition énergétique mondiale. De nombreux gisements ont été identifiés aux Etats-Unis et en Europe, mais leur extraction se révélant très polluante, les pays occidentaux les importent à plus de 80 % de Chine. Le Groenland, avec de grandes parties de son territoire inhabité, pourrait devenir l’un des principaux fournisseurs mondiaux de terres rares. «A condition que cela se fasse loin des villages et que les bénéfices de cette industrie reviennent aux Groenlandais, ce qui est loin d’être le cas pour l’instant», estime Pele Broberg, chef du parti Naleraq et ancien ministre des Finances. Des centaines de missions d’exploration ont lieu aujourd’hui sur les zones côtières du Groenland, effectuées en majorité par des compagnies canadiennes ou américaines.

Nouvelles routes maritimes

La fonte de la glace de l’océan Arctique ouvre aussi de nouvelles routes maritimes qui permettent aux navires marchands de passer par le pôle Nord, dont le contrôle est l’objet d’une âpre compétition entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie. Même si la Russie abrite une importante population de peuples indigènes de l’Arctique, le Groenland penche résolument du côté américain : l’île abrite la base militaire américaine de Thulé, à la lisière du cercle polaire, une pierre angulaire des relations diplomatiques entre les Etats-Unis et le Danemark. Pour préserver cette relation, le gouvernement danois, tout en ayant un discours public ouvert sur la question de l’indépendance du Groenland, ne met rien en œuvre pour la favoriser.

Outre les nouvelles sources de revenus, les indépendantistes groenlandais font valoir une disposition de la charte des Nations unies (article 73) qui stipule que les anciennes puissances coloniales s’engagent à «développer la capacité [des anciennes colonies] de s’administrer elles-mêmes, de tenir compte des aspirations politiques des populations et de les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques». Autrement dit, ils revendiquent, en compensation des gains réalisés par le pays colonisateur pendant plus de trois cents ans, une période de transition pendant laquelle le Danemark continuerait de verser des subventions et d’assurer un système de santé gratuit, tout en accordant au Groenland sa pleine indépendance. L’application de ce texte serait une première mondiale dans un processus de décolonisation.

Pistes vertes

«Pistes Vertes» est une série de reportages consacrée aux initiatives pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, dans les régions les plus affectées du monde. Chaque mois, «Libération» donne la parole aux communautés en première ligne, qui pensent que des solutions existent et qu’il n’est pas trop tard. Ce projet a reçu le soutien du Centre européen de journalisme dans le cadre du projet Journalisme de solutions, financé par la fondation Bill & Melinda Gates. «Libération» a conservé sa pleine indépendance éditoriale à chaque étape du projet.