Tous les Ukrainiens de plus de 40 ans ont connu Mikhaïl Gorbatchev comme leur chef d’Etat, mais mercredi matin, c’est comme s’ils s’étaient réveillés en apprenant la nouvelle de la mort du dirigeant d’un pays qui n’était pas le leur. Sans émoi. Trois décennies sont passées et ont suffi à reléguer l’icône dans une armoire que l’on s’efforce d’oublier. Dans les journaux radio ou sur les sites d’information, le trépas du père de la perestroïka («reconstruction») est traité en brève. L’antenne unifiée des télévisions du pays n’en a que pour l’offensive en cours dans la région de Kherson, ou l’arrivée des inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique à Zaporijia. La chaîne Telegram de Volodymyr Zelensky n’en parle pas. Gorbatchev s’en va, sans au revoir de la part d’une Ukraine qu’il n’aura pas su comprendre.
«Il n’aurait jamais dû soutenir ce qu’a fait Poutine…»
Tetiana Efremova avait 24 ans en 1991, étudiante brillante en économie à la fin des années 80 et aujourd’hui caissière dans une épicerie du quartier-dortoir de Pozniaky. «Comment dire, oui, c’est triste, j’exprime mes condoléances, car c’est un homme qui meurt, et aussi une époque, dit-elle, versant des Americano aux clients. Mais pour être très franche, je n’ai jamais eu de grande sympathie pour lui, il avait beaucoup de défauts et il a fait plein de choses pas très claires quand il était au pouvoir. Maintenant, on parle du dirigeant de l’Union soviétique, alors que la Russie fait la guerre en Ukraine, je crois qu’à sa mort, les gens porteront un regard majoritairement négatif sur lui.»
Deux clients acquiescent. «En Europe, les gens croient que Gorbatchev a libéré les peuples de l’Union soviétique, engage Oleksandr, retraité des chemins de fer. Alors oui, il a autorisé l’Allemagne à se réunifier. Mais ce n’est pas lui qui a mis fin à l’URSS, c’est un système qui s’est effondré, et c’est nous, les Ukrainiens, les Baltes et les autres, qui avons impulsé le mouvement, Gorbatchev n’a eu qu’à accepter. C’est quoi son héritage en Ukraine ? Je serai incapable de vous le dire. Il y a encore dix ans, il y avait des gens qui lui accordaient du crédit, d’autres étaient critiques. Mais quand il a soutenu l’annexion de la Crimée, cela a été clair pour tout le monde. Il n’aurait jamais dû soutenir ce qu’a fait Poutine…»
«La démocratie russe est trop lâche»
Mikhaïl Gorbatchev, avait des origines ukrainiennes, dans la région de Tchernihiv, du côté de sa mère. Au crépuscule de sa vie, il fredonnait encore en ukrainien la ritournelle préférée de Raïssa, l’amour de sa vie. Mais après 2014, l’ancien dirigeant soviétique s’est soudain rapproché des positions du Kremlin, estimant que «[Vladimir Poutine] défend les intérêts de l’Ukraine mieux que quiconque» et accueillant avec bienveillance l’annexion de la Crimée, sans prononcer un mot sur l’action de la Russie dans le Donbass. En 2016, il a considéré comme possible l’établissement d’un nouvel «Etat d’union» dans les frontières de l’URSS. La même année, l’Ukraine l’avait déclaré persona non grata.
Pour beaucoup d’Ukrainiens, Gorbatchev symbolise «le problème éternel de la démocratie russe, un symptôme de son incapacité à rester fidèle aux principes, estime le philosophe politique Volodymyr Yermolenko. Il voulait démocratiser l’URSS, mais [a fini] par soutenir le fascisme russe. Il a créé la perestroïka, mais il a brutalement réprimé les mouvements de protestation en URSS. Il avait des origines ukrainiennes, mais il craignait les Ukrainiens. La démocratie russe est trop lâche et elle trouve facilement refuge dans une nouvelle forme d’impérialisme.» En Ukraine, on se souvient aussi que trois semaines après la catastrophe de Tchernobyl, en 1986, Gorbatchev avait autorisé la tenue de la parade du 1er Mai à Kyiv.
En pleine recomposition mentale de l’espace post-soviétique, la perception des Ukrainiens s’est fortement rapprochée de celle des Baltes. «Gorbatchev est responsable d’une répression brutale au Kazakhstan en 1986, d’un massacre en Géorgie en 1989 et d’événements sanglants en Lituanie et en Lettonie en 1991, je n’arrive pas à croire que cet homme ait reçu le prix Nobel de la paix, estime Ruta Kazlauskaite, politologue lituanienne à l’université d’Helsinki. Les comptes rendus qui idéalisent Gorbatchev me rendent malade. Cette dissonance est-ouest est révélatrice d’un état d’esprit colonialiste latent, où les expériences vécues par des nations plus petites ou plus ou moins périphériques n’ont pas le droit de cité.»