Tout est bien qui finit bien, pourrait-on dire, à l’issue de cette crise politique aiguë de dix jours, dont l’Ukraine a le secret. Sauf que le type de psychodrame auquel on a assisté, intrinsèque à la nature de la démocratie ukrainienne, ne s’est pas déroulé en temps de paix, mais au cœur d’une guerre totale, fragilisant Volodymyr Zelensky bien plus que la guerre elle-même.
Jeudi, après des heures de bombardements nocturnes qui ont tué 31 personnes à Kyiv et fait 159 blessés, les députés de la Verkhovna Rada, réunis au forceps, ont voté à l’unanimité une nouvelle loi garantissant l’indépendance face au pouvoir exécutif du Nabu, le Bureau national anticorruption, et du SAPO, le Bureau spécial du procureur anti-corruption. 331 voix au compteur, pas une seule n’a manqué à l’appel.
Sous la coupe
Et pourtant, ironiquement, les mêmes députés, dans leur grande majorité, avaient voté le 22 juillet pour un autre texte diamétralement opposé, mettant les deux principales agences anticorruption sous la coupe du procureur général d’Ukraine, lui-même directement inféodé au duo exécutif Zelensky-Yermak (chef de l’administration présidentielle). Ces deux derniers, qui font la pluie et le beau temps, ont été forcés cette fois à un rétropédalage de compétition par la rue et par les partenaires internationaux. Certains y verront une anomalie politique et des mœurs étranges, d’autres un signe de bonne santé démocratique en Ukraine.
«La mauvaise nouvelle, c’est que notre gouvernement tend vers l’autoritarisme et fait ce qu’il veut, aujourd’hui, il fait passer une loi, demain, il en votera une autre, selon sa volonté politique, constate l’historien Yaroslav Hrytsak, professeur à l’Université catholique de Lviv. La bonne nouvelle, c’est que nous disposons d’une société civile qui empêche le gouvernement de tomber dans la corruption et ça c’est très important.» Pour Hrytsak, s’exprimant sur les ondes de Radio NV, cette affaire est la preuve que malgré toutes les tentatives de corrompus ou apprentis autocrates, «il n’y aura pas de retour en arrière en Ukraine». La société ne l’acceptera pas, Zelensky semble avoir compris le message.
Détecteur de mensonges
Face au tollé, le bureau du Président a dû mettre de l’eau dans son vin, et a associé le Nabu et le Sapo à la rédaction de la nouvelle mouture de la loi. Ces derniers retrouvent leur indépendance pleine, la seule nouveauté apportée étant que désormais tous leurs employés doivent se prêter à l’épreuve du détecteur de mensonges, pour vérifier qu’ils ne sont pas sous influence d’une puissance étrangère : deux détectives du Nabu ont été incarcérés le 21 juillet, accusés de collusion avec les services russes, sans que les services de renseignements (SBU) n’aient apporté de preuves formelles. «Il s’agissait là d’un prétexte», assure Oleksandr Klymenko, chef du Sapo, lors d’une rencontre mercredi avec des journalistes étrangers, dont Libération, d’autant que la pratique du détecteur de mensonges existait déjà.
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Après l’échec de ce qu’il appelle un «blitzkrieg», Oleksandr Klymenko s’attend à ce que «des pressions continuent, car le plan initial de ceux qui l’ont initié reste le même», à savoir sabrer l’indépendance des deux organes ou saper leur efficacité en fragilisant les employés.
Aujourd’hui, le Nabu dispose de 270 détectives et le Sapo de 40 procureurs indépendants. Les deux agences n’enquêtent que sur des prises d’intérêts dépassant 40 000 dollars. «On fait seulement du top niveau», précise Klymenko. Or, la tentative de mise sous coupe des dix derniers jours a déjà provoqué des dégâts dans le fonctionnement. «Pendant deux semaines, nos lanceurs d’alerte ont arrêté de coopérer avec nous, les conséquences seront grandes», avertit Klymenko.
71 parlementaires sous enquête
«Pendant trois ans [de guerre], nous avons mis en accusation le chef du comité anti-corruption, enquêté sur deux vice-Premiers ministres, les chefs de la Cour suprême, un adjoint du Bureau du président et de nombreux députés, le Nabu et le Sapo ont prouvé leur efficacité, leur travail a un énorme effet préventif sur la corruption», plaide Oleksandr Klymenko, qui précise qu’à l’heure actuelle, 71 parlementaires ukrainiens font l’objet d’enquêtes du Nabu, dont 31 de l’assemblée actuelle. Par ailleurs, les deux enquêteurs incarcérés enquêtaient bel et bien sur des proches du pouvoir et «ceux qui ont planifié [la loi du 22 juillet] étaient un petit cercle très étroit de personnes», pourraient revenir à la charge d’une manière ou d’une autre.
«Le niveau de corruption a baissé en Ukraine, mais l’intolérance à la corruption a augmenté en temps de guerre.»
— Yaroslav Hrytsak, historien
Il faudra surveiller de près la publication des prochains sondages d’opinion, car Volodymyr Zelensky ne pourra éternellement échapper à la foudre. «Nous observons à un découplage de Zelensky et de la société ukrainienne, alors que pour Zelensky, l’absence de critiques et de manifestations signifiait qu’il n’y avait pas de critiques», estime Valerii Pekar, entrepreneur, enseignant à l’université Académie-Mohyla. Selon ce spécialiste des transformations de l’Ukraine contemporaine, «Zelensky a perdu [dans cette affaire] une partie de sa légitimité. Il est toujours le président légal. Mais la légalité, c’est une question d’élections et de morale en politique. Or, pour gouverner un pays en temps de guerre, vous avez besoin d’une légitimité totale, pour vous affirmer en leader moral.»
Flottement
Selon l’historien Yaroslav Hrytsak, «le niveau de corruption a baissé en Ukraine, mais l’intolérance à la corruption a augmenté en temps de guerre. Les Ukrainiens pensent que la corruption est le plus gros problème, plus grave que la guerre encore». Le professeur semble craindre que Zelensky et son premier cercle ignorent le sentiment d’injustice généré, entre les sacrifices consentis par la population et l’existence d’un groupe de profiteurs de guerre. «Les gens comprennent que de telles manifestations en temps de guerre sont dangereuses et qu’il y a une certaine limite à ne pas franchir», mais Hrytsak entrevoit que le gouvernement Zelensky n’est pas celui qui réformera le pays en profondeur, et qu’à terme émergera un nouveau projet politique innovant, issu de la société civile.
Or, ce moment de flottement interne intervient à un moment charnière dans un contexte externe fait de pressions accrues des Etats-Unis sur la Russie. Vendredi, Vladimir Poutine a encore déclaré que les conditions d’une «paix durable» restaient les mêmes, réitérant la demande de la cession intégrale de cinq régions ukrainiennes, la fin de l’aide militaire occidentale à Kyiv et une non-adhésion définitive à l’Otan. Dans ce contexte, beaucoup d’observateurs et de leaders de la société civile appellent désormais Volodymyr Zelensky à changer de «cap politique» sur le front domestique, car pour survivre au défi du Kremlin, le Président ne peut pas s’aliéner son principal et meilleur allié, le peuple ukrainien.