Les pourparlers de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne sont pas sans remous. Depuis plusieurs semaines, des manifestants arméniens protestent contre la décision du gouvernement de céder à Bakou, son grand rival, des villages frontaliers dans la région de Tavouch au nord-est du pays, saisis par l’armée d’Erevan dans les années 1990. Fin avril, les deux Etats voisins ont entrepris des travaux communs de délimitation de leur frontière, dans le cadre de négociations de paix entamées après la reprise éclair de la région séparatiste arménienne du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan en septembre 2023, après une première offensive déjà victorieuse en 2020.
Ce lundi 13 mai, 156 personnes ont ainsi été interpellées puis libérées par la police arménienne au cours d’une nouvelle action de protestation à Erevan, alors qu’elles tentaient de bloquer des axes routiers de la capitale. Quelques jours plus tôt, une marche dans la région de Tavouch avait culminé par une manifestation de dizaines de milliers de personnes le jeudi 9 mai, suivie le week-end par d’autres rassemblements à Erevan. Tigrane Yégavian, auteur de «Géopolitique de l’Arménie» (éditions BiblioMonde, 2022) et professeur à l’Université internationale Schiller, analyse pour Libération les tenants et aboutissants de ce mouvement de protestation.
Pourquoi les manifestants arméniens s’opposent-ils à la cession de ces territoires ?
Les Arméniens sont exaspérés des concessions que fait l’Arménie à l’Azerbaïdjan sans la moindre contrepartie. Depuis sa victoire au Haut-Karabakh en 2020, l’Azerbaïdjan empiète de plus en plus sur le territoire souverain de son voisin, en pratiquant notamment des incursions, jusqu’à occuper aujourd’hui près de 250 kilomètres de l’Arménie. Dans le cadre des négociations de paix actuelles, Bakou va encore plus loin en revendiquant de nouvelles concessions territoriales : il considère que la frontière héritée de l’époque soviétique n’est pas claire. Derrière ces villages se pose donc la question de la défense du territoire arménien, d’autant que la région a un intérêt stratégique [elle est traversée par l’axe routier avec la Géorgie et un gazoduc russe, ndlr]. Avec ces cessions de territoires, qui plus est situés sur des crêtes, les zones arméniennes au-delà des territoires cédés deviendront complètement indéfendables. La vie deviendrait intenable pour les populations civiles, qui seraient alors exposées aux tirs azéris.
Qu’est-ce qui a poussé le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, à faire ces concessions territoriales ?
Depuis près de trois ans, il y a une dissymétrie totale dans le rapport de force. Le gouvernement arménien négocie cet accord avec l’Azerbaïdjan car il sait pertinemment que s’il ne cède pas ces villages, Bakou lancera une offensive militaire d’une plus grande ampleur, engendrant encore plus de pertes de territoires. C’est tout le drame de l’Arménie, telle un funambule sur son fil : à chaque faux pas, c’est son existence même qui est engagée. C’est une situation inextricable. Nikol Pachinian a fait le pari d’aller jusqu’au bout d’un processus de normalisation quel qu’en soit le prix, sans médiateur russe ou occidental, afin de sauver la souveraineté et l’indépendance de l’Arménie. Le pays ne peut plus compter sur la Russie, son allié historique qui coopère aujourd’hui avec l’Azerbaïdjan, ni sur l’Union européenne ou la France, Paris se contentant de livrer du matériel de défense non dissuasif. La position du Premier ministre ne rassure pas les Arméniens : avec ces cessions territoriales, c’est tout le nord du pays qui devient vulnérable, alors que le sud l’est déjà.
Interview
Le meneur du mouvement «Tavouch au nom de la patrie», Bagrat Galstanian, archevêque de la région du même nom, réclame justement la démission du Premier ministre, Nikol Pachinian. Ces revendications ont-elles une chance d’aboutir ?
Ce mouvement de protestation, lancé à l’heure où les relations entre l’Eglise et l’Etat sont très détériorées, va facilement être récupéré par les partis nationalistes de l’opposition, et en sous-main par des réseaux pro-russes, qui y voient une aubaine pour renverser le gouvernement pro-occidental de Nikol Pachinian et rétablir un gouvernement pro-russe – comme ils l’ont fait en Géorgie. Il y a impasse : ce mouvement suscite de l’espoir mais il n’y a pas de réel projet politique derrière. Aucune figure civile n’émerge pour l’instant pour remplacer le Premier ministre, et personne ne pense aux conséquences que pourraient provoquer son départ. Ces protestations posent en filigrane la question de la stratégie de l’opposition arménienne.
A court terme, je pense qu’il faudrait un gouvernement d’unité nationale en Arménie, que l’opposition et le gouvernement reconnaissent leurs torts et s’accordent sur la suite. Le pays est trop facturé alors qu’il n’a pas le luxe de la division.