1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans avec un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, une rencontre en mai 2021 avec celui qui vient de boucler le Brexit et rêve alors d’Elysée.
On imagine sans peine le calvaire qu’ont dû vivre les Britanniques face à Michel Barnier, le négociateur européen du Brexit. Comment saisir un tel homme qui ne laisse jamais affleurer la moindre émotion, quasiment imperméable à l’humour et à l’understatement, ce joyau anglais qui laisse entendre le contraire de ce que l’on dit, poli en toutes circonstances, sans faille apparente dans laquelle s’engouffrer pour le déséquilibrer. Ce Savoyard, natif de La Tronche (Isère), est moins un «montagnard qui ne rechigne pas devant l’effort», comme il le répète à longueur de journée, qu’un boxeur expert en absorption, cette technique qui accompagne les coups pour mieux annihiler leurs effets et épuiser l’adversaire.
Michel Barnier n’a pas changé d’un iota depuis que je l’ai rencontré le 3 juin 1995, alors qu’il venait d’être nommé ministre des Affaires européennes de Juppé à 44 ans. C’était à Taormina en Sicile, lors d’une réunion européenne. Barnier avait invité la presse française à un petit déjeuner sur la terrasse du luxueux hôtel San Domenico. Pourquoi ? Pour lui dire à quel point il était «ravi», mais «ravi» d’être ministre, même s’il «ne connaissait absolument rien aux affaires européennes», mais qu’il «apprendrait», le tout avec l’air pénétré de celui qui livre un secret de famille longtemps caché… Les journalistes lui en voudront longtemps de les avoir tirés du lit à 7 heures du matin pour partager cette importante information.
Depuis, ses fonctions européennes m’ont amené à le croiser plus qu’aucun autre politique. A chaque fois, il a cette manie de répéter en boucle un message, un seul, sans se laisser distraire par un autre sujet. Et toujours avec ce sérieux inimitable – je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu rire – et le même phrasé mécanique. Ainsi, à la fin de son mandat de commissaire européen au marché intérieur, en 2014, il se promenait avec une feuille listant les 28 textes réglementant les marchés financiers qu’il brandissait sous le nez de ses interlocuteurs interloqués. Lors de la rencontre pour ce portrait à Bruxelles, il n’avait qu’une idée en tête, faire la promotion de son livre, alors que je voulais lui parler de sa vie de négociateur et de ses toutes fraîches ambitions présidentielles. Il lâchera sur le sujet quelques phrases déjà entendues, le off lui étant étranger, avant de revenir à son unique sujet du jour : «C’est un livre que j’ai écrit moi-même, un journal quotidien du Brexit, bourré d’anecdotes. Je vais vous l’envoyer, dédicacé par moi-même (sic).» Il répétera cette phrase quatre ou cinq fois en une heure.
Et là, sur ce parvis ensoleillé, j’ai été pris de commisération pour les deux Premiers ministres de sa gracieuse majesté, Theresa May et Boris Johnson. Tous deux se sont usés sur ce négociateur insaisissable, qui plus est, suprême humiliation, ne parlant pas parfaitement l’anglais – il a toujours négocié via un interprète –, alors qu’ils pensaient n’en faire qu’une bouchée. In fine, ils se sont résolus à passer sous ses fourches caudines pour sortir définitivement de l’Union en n’obtenant que des concessions marginales. Jean-Claude Juncker a décidément eu le nez fin en le nommant «Monsieur Brexit». N’importe qui d’autre aurait du mal à s’extraire du piège.
Cette ténacité, c’est la marque de fabrique de ce «gaulliste social» qui n’a pas fait l’ENA (mais l’Essec) et qui, à 70 ans, est passé du statut de plus jeune élu de France (à 22 ans) à celui de monument indéboulonnable de la Ve République. Le CV de ce père de trois enfants est long comme le bras : conseiller de plusieurs ministres, conseiller général, président de conseil général, député, sénateur, député européen, ministre (quatre fois sous trois présidents), commissaire européen (deux fois), conseiller spécial du président de la Commission… Une carrière politique d’une rare longévité, alors même que Barnier n’a jamais été un poids lourd de la scène politique intérieure. Il le reconnaît lui-même, il a «un déficit de notoriété». Et, ajoutons, un charisme de notaire de province, en dépit d’un physique avantageux, un personnage que Flaubert aurait aimé décrire, un homme que l’on voit mal faire vibrer les foules.
Comment expliquer le parcours exceptionnel d’un homme que des diplomates à la dent dure qualifient de «crétin des Alpes» si ce n’est par cette ténacité alliée à une absence de surmoi : il n’hésite pas à supplier encore et encore pour obtenir un poste et sait, pour ce faire, utiliser toute la souplesse de son échine. Ainsi, fidèle de Balladur, il se rallie sans états d’âme, au lendemain de la défaite de son mentor à la présidentielle de 1995, à Jacques Chirac qui le récompense par un maroquin. Villepin, Premier ministre de Chirac, ne l’aimant pas, comme le feu n’aime pas l’eau, Sarkozy, en 2007, en fait le ministre de l’Agriculture de Fillon, puis le commissaire européen français. En 2014, il se prend à rêver de prendre la succession du Portugais Barroso, mais il se heurte à Merkel. La chancelière allemande a du mal à cerner ce bloc de granit et lui préfère Juncker. Le PPE qui regroupe les partis conservateurs européens, étant dominé par les Allemands, Barnier doit s’incliner, mais il se rallie au vainqueur. Celui-ci le récompense, en février 2015, par un poste de «conseiller spécial» chargé de la politique de défense avant de le propulser négociateur du Brexit avec rang de directeur général de la Commission. Durant cette période qui l’a placé sur le devant de la scène, il pensera sérieusement être nommé à Matignon par Macron, lui qui avait soutenu Fillon au second tour de la primaire LR après avoir penché pour Le Maire au premier.
Aujourd’hui, Barnier rêve de gravir l’ultime sommet, l’Elysée. Il est persuadé qu’il peut être le recours d’une droite en perdition, une version française de Joe Biden que l’on décrivait pourtant comme un papy finissant. «A mon âge, assène-t-il, je reste un homme neuf, j’ai des idées neuves.» «Neuves», on ne sait pas, adaptables, c’est certain. Ainsi, il a expliqué en avril à Libération qu’il n’a jamais été «fédéraliste» européen alors qu’en août 2012, il affirmait, toujours au même journal, qu’il était temps d’aller «vers une fédération européenne» avec «un président de l’Union élu par le Parlement européen avant de l’être au suffrage universel»… C’est peut-être le prix à payer pour être «le point d’équilibre de cette famille» qui, croit-il, le «respecte». Certes, il sait que personne ne l’attend, lui qui a été éloigné durant douze ans de la scène politique hexagonale, mais il met en garde : «Le Brexit a montré que quelque chose d’inimaginable pouvait se produire. Si la droite reste divisée, elle disparaîtra, et ce sera la voie ouverte à Marine Le Pen.» Barnier ultime rempart ou dérisoire ligne Maginot ?
Michel Barnier en 6 dates. 9 janvier 1951 Naissance à La Tronche (Isère). 1978 Député RPR. 1993-1997, 2004-2005, 2007-2009 Ministre. 1999-2004, 2009-2014 Commissaire européen. 2016-2020 Négociateur européen du Brexit. Mai 2021 La Grande Illusion. Journal secret du Brexit (Gallimard).
Making-of: rien n'est figé
Parfois, le portraitiste de la Der se saisit d’un personnage qu’il a longtemps pratiqué, qu’il connaît par le menu et qui n’est pas censé le surprendre. Jean Quatremer, le correspondant de «Libé» à Bruxelles, grand connaisseur de la chose européenne, a croisé pour la première fois Michel Barnier en 1995. Quand il le croque en 2021, alors que le négocitateur du Brexit fait un tour de piste en vue de la candidature de droite à la présidentielle française, il ne l’épargne guère. Il pointe son manque d’humour, sa capacité d’adaptation modérée à son interlocuteur, sa ténacité qui flirte avec l’obstination un rien bornée. Deux ans après, alors que Barnier vient de se faire éjecter de Matignon, Quatremer amenderait presque son analyse: «C’est un mec que j’ai passé mon temps à sous-estimer. Je l’ai toujours pris pour un grand con et j’ai eu tort. Je pensais en être débarrassé et il revenait.» Le récent débarquement accéléré de Barnier de Matignon, à la limite de l’humiliation, incite-t-il Quatremer à la mansuétude? En tout cas, il trouve presque une capacité d’«understatement» à celui qui désespérait ses interlocuteurs anglais par son absence d’ironie et souligne comment il a su se moquer en douce de Gabriel Attal lors de la passation de pouvoir. Et Quatremer d’ajouter: « On passe notre temps à critiquer les énarques, mais quand quelqu’un comme Barnier n’a pas le même débit mitraillette et la même agilité d’esprit, on regrette qu’il ne soit pas énarque.» Tout cela pour dire qu’un portrait de Der n’est qu’un arrêt sur image, un instantané, un rapport d’étape sur un individu. Que rien n’est figé, que cela dépend souvent des circonstances et du regard du moment. Et que chacun peut évoluer dans sa façon d’être et de voir, journaliste comme portraituré.