«Nos équipes sont fatiguées de compter les morts», lâche Nikolaï Posner, le porte-parole d’Utopia 56. L’association de défense des personnes exilées vient de porter plainte pour «homicide volontaire» et «omission de porter secours», après le naufrage d’une embarcation clandestine fin 2022. Déposée vendredi auprès du parquet de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), la plainte vise le préfet maritime de la Manche et de la Mer du Nord, le directeur du Centre régional opérationnel de surveillance et sauvetage (Cross) de Gris Nez, la directrice des garde-côtes britanniques «ainsi que tout autre auteur ou co-auteur que l’enquête viendrait à déterminer», a précisé l’association dans un communiqué publié ce mardi 6 février.
En cause, estime l’association : la réaction trop tardive des autorités françaises et britanniques après un appel à l’aide lancé par un navire dans la nuit du 13 au 14 décembre 2022. Cette soirée-là, «au moins quatre personnes» – dont un adolescent – ont perdu la vie dans les eaux glaciales, alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Angleterre. Une quarantaine d’autres ont pu être secourues.
Interview croisée
«A 2 h 55 [heure de Paris], l’équipe d’astreinte d’Utopia 56 à Grande-Synthe a reçu une géolocalisation en eaux françaises avec un message audio de détresse», explique l’association dans son communiqué. Dans le message vocal, qui a pu être consulté par Libération, une voix d’homme appelle à l’aide en anglais : «Bonjour frère, nous sommes dans un bateau et nous avons un problème. S’il te plaît, aide-nous. Nous avons des enfants et une famille à bord. De l’eau entre dans le bateau, nous n’avons rien pour le sauvetage, pour la sécurité. […]».
Quelques minutes plus tard, l’association explique avoir «alerté d’abord la préfecture maritime par téléphone, puis les secours français et britanniques par e-mail à 3 h 13». «Et en disant bien qu’au vu de la situation, on pense qu’il faut déclencher une phase de détresse», insiste Nikolaï Posner auprès de Libération.
«S’il-te-plait, aide-nous»
Selon Utopia 56, c’est finalement à 4 h 20, «soit déjà plus d’une heure après notre première alerte», qu’un message «Mayday» est émis par les garde-côtes britanniques. Un délai beaucoup trop important, fustige l’association. «Cette nuit-là, la température ressentie était de -7C° et celle de l’eau à 8C°. Beaucoup n’avaient pas de gilet de sauvetage. Dans ces conditions, l’espérance de vie dans l’eau est de moins d’une heure», a-t-elle dénoncé dans un message publié sur X (ex-Twitter) ce mardi.
Des conditions extrêmes qui auraient dû pousser les autorités à agir. Et vite, estime Nikolaï Posner. «Il n’y a pas le temps de se poser des questions. Quand vous recevez une alerte […], les secours doivent être envoyés». Si le porte-parole d’Utopia 56 admet que «les secours sont sous l’eau», il dénonce une «forme de nonchalance sur le sauvetage de certaines embarcations» à la frontière. Sur les quatre corps retrouvés après le naufrage, seul un a pu être identifié. «La seule chose que l’on sait c’est que [c’est] une personne d’origine afghane», précise Nikolaï Posner.
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Avec à sa plainte, Utopia 56 entend aussi lever le voile sur un autre élément : le fait que des survivants aient affirmé avoir appelé les secours français avant même de contacter l’association, en vain. «C’est pour ça qu’on demande une enquête, pour savoir si en effet il y a eu une communication et, s’il y en a eu une, pour savoir ce qui s’est dit à ce moment-là», insiste Nikolaï Posner. L’objectif : apporter vérité, «et un jour éventuellement obtenir justice». Contactée, la préfecture maritime de la Manche et de la Mer du Nord n’a pas répondu à nos sollicitations à cette heure.
Après le naufrage, un homme de 19 ans, Ibrahima Bah, a été inculpé au Royaume-Uni en avril 2023. Soupçonné d’avoir conduit le bateau pneumatique qui a fait naufrage, il est accusé d’homicides involontaires. Une situation injuste pour Nikolaï Posner, pour qui l’accusé n’a rien à voir avec un passeur. «C’est un jeune qui est victime des réseaux de passage. Un jeune qui, comme beaucoup d’autres, est dans une situation d’extrême précarité, et donc s’engage à piloter l’embarcation pour traverser. C’est loin de faire de lui un criminel»
En 2022, année record, 52 000 personnes avaient tenté de traverser la Manche clandestinement, malgré les périls encourus. Si le nombre de tentatives de traversées a baissé de 30 % en 2023, selon la préfecture maritime, douze candidats à l’exil sont morts au large des côtes françaises.