Il ne se faisait guère d’illusion sur son sort et de l’issue ultime qui l’attendait. «Je passerai le restant de mes jours en prison et je mourrai ici», écrivait en mars 2022 Alexeï Navalny, selon des extraits publiés vendredi des mémoires posthumes de l’opposant numéro 1 de Vladimir Poutine, mort dans une geôle russe le 16 février à l’âge de 47 ans. Il était rentré en Russie en janvier 2021. Fin septembre, le média d’investigation russe The Insider, documents à l’appui, révélait qu’il n’était pas décédé de cause naturelle, comme l’ont clamé les autorités, mais avait bien été empoisonné.
«Il n’y aura personne à qui dire au revoir […] Tous les anniversaires seront célébrés sans moi. Je ne verrai jamais mes petits-enfants. Je ne ferai l’objet d’aucune histoire de famille. Je ne serai sur aucune photo», ajoute Alexeï Navalny à la date du 22 mars 2022, dans ce journal de prison dont des extraits ont été publiés par le magazine The New Yorker, avant la parution en librairie le 22 octobre.
«Bande de menteurs»
En mars, Libération et LCI avaient publié des extraits de la rencontre, en décembre 2020, entre le parlementaire Jacques Maire et l’opposant russe. Un mois avant son arrestation, Navalny revenait sur la surveillance du Kremlin, son empoisonnement et se montre prêt à poursuivre son combat contre Poutine. «S’ils me tuaient, ça ne changerait rien», disait-il alors.
A son retour en Russie en 2021, après un grave empoisonnement, le militant anticorruption avait été immédiatement arrêté. Il purgeait une peine de dix-neuf ans de prison pour «extrémisme» dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique quand il est mort.
«Nous sous-estimons la résistance des autocraties»
«La seule chose que nous devrions craindre, c’est d’abandonner notre patrie au pillage d’une bande de menteurs, de voleurs et d’hypocrites», écrit-il le 17 janvier 2022. Le même jour : «Le héros de l’un de mes livres préférés, Résurrection, de Léon Tolstoï, dit : “Oui, la seule place convenable pour un honnête homme en Russie à l’heure actuelle est la prison.”»
Le 22 mars 2022, il livre un constat lucide sur les dictatures, les régimes autoritaires et les rapports de force planétaire : «L’URSS a duré soixante-dix ans. Les régimes répressifs de Corée du Nord et de Cuba survivent encore aujourd’hui. La Chine, avec toute une série de prisonniers politiques, a duré si longtemps que ces prisonniers vieillissent et meurent en prison. Le régime chinois ne faiblit pas. Il ne libère personne, malgré toutes les pressions internationales. La vérité, c’est que nous sous-estimons la résistance des autocraties dans le monde moderne. A de très rares exceptions près, elles sont protégées des invasions extérieures par les Nations unies, le droit international et les droits de souveraineté. La Russie, qui mène actuellement une guerre d’agression classique contre l’Ukraine (ce qui a décuplé les prédictions sur l’effondrement imminent du régime), est en outre protégée par son appartenance au Conseil de sécurité des Nations unies et par ses armes nucléaires.»
Dans les extraits, où percent des traits d’humour malgré la solitude et l’enfermement, l’opposant raconte, le 1er juillet 2022, une journée type : lever à 6 heures du matin, petit déjeuner à 6h20 et début du travail à 6h40. «Au travail, vous êtes assis pendant sept heures à la machine à coudre, sur un tabouret plus bas que la hauteur des genoux, décrit-il. Après le travail, vous continuez à vous asseoir pendant quelques heures sur un banc en bois sous un portrait de Poutine. C’est ce qu’on appelle une activité disciplinaire.»
Alexeï Navalny pense à sa famille et certains passages sont déchirants. «Les jours les plus terribles en prison sont les anniversaires des proches, en particulier des enfants, se désole-t-il le 26 mars 2022. Quel genre de vœu pathétique est-ce que d’envoyer une lettre à son fils le jour de son quatorzième anniversaire ? Quel souvenir gardera-t-il de sa proximité avec son père ?»
«La tragédie de ses souffrances»
Le livre, intitulé Patriote, sort dans le monde entier, et une version en russe est prévue selon l’éditeur américain Knopf. La mort du militant a provoqué des condamnations unanimes des capitales occidentales, de nombreux dirigeants pointant du doigt la responsabilité de Vladimir Poutine.
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Pour David Remnick, rédacteur en chef du New Yorker, «il est impossible de lire le journal de prison de M. Navalny sans être indigné par la tragédie de ses souffrances et par sa mort». Dans la dernière entrée du journal publiée par le magazine américain, le 17 janvier 2024, l’opposant confie qu’une question revient en boucle chez ses codétenus ou certains agents pénitentiaires : pourquoi est-il rentré en Russie ? «Je ne veux pas abandonner mon pays ni le trahir. Si vos convictions ont un sens, vous devez être prêt à les défendre et à faire des sacrifices si nécessaire», répond-il.