Pendant près de sept minutes, peignoir d’hôtel blanc sur le dos, les yeux d’Olga Buzova s’embrument. Dans une vidéo publiée sur son compte dimanche, cette star de la télévision russe, deuxième influenceuse nationale avec 23 millions d’abonnés, se désespère du blocage du réseau dans son pays, effectif depuis ce lundi. «Je voulais vous le dire encore une fois : MERCI POUR TOUT 💔😭», écrit-elle dans un post. Très loin d’être émue, l’Ukrainienne Tanya Bobrikova s’agace devant ces images : «Les influenceurs en Russie gardent un silence total sur la guerre sanglante mais ils pleurent sur Insta. Je vois bien leurs priorités maintenant», balance-t-elle, amère.
Libé avait pour la première fois échangé avec cette influenceuse ukrainienne aux premiers jours de l’invasion russe, le 24 février. Sur son compte Instagram, cette actrice et présentatrice télé aux 76 000 abonnés relayait alors des photos et vidéos du conflit dans l’espoir d’attirer plus de dons. Mais aussi, disait-elle, pour prévenir ses abonnés russes de la réalité du terrain. Deux semaines de bombardements et d’exode plus tard, elle a radicalement changé son fusil d’épaule. «J’ai compris que beaucoup de gens en Russie soutiennent vraiment la guerre en Ukraine», raconte-t-elle. Dans les commentaires de ses posts, de ses vidéos YouTube, dans ses messages privés, de nombreux Russes seraient, affirme-t-elle, «au courant de la terreur, des enfants morts, des meurtres de masse de civils». Et pourtant, «ils pensent toujours que Poutine va venir nous sauver».
Et les réactions en cascade d’influenceurs russes à l’annonce du blocage du réseau n’arrangent rien. Vendredi, les autorités du pays ont décrété qu’elles restreignaient l’accès à Instagram à partir de lundi minuit. Une décision prise en réponse à l’annonce par Instagram qu’il allait faire des exceptions à son règlement sur l’incitation à la violence en ne supprimant pas des messages hostiles à l’armée et aux dirigeants russes. Traduction faite par Poutine : le réseau propagerait des discours de haine russophobe.
«Plus aucun d’entre nous ne cherche à dialoguer»
Dans un élan de panique, les stars russes de la plateforme ont donc partagé en masse des liens vers des réseaux alternatifs comme l’application de messagerie instantanée sécurisée Telegram ou le réseau social russe VK, équivalent de Facebook. Karina Nigaï, une blogueuse mode suivie par près de 3 millions de personnes sur Instagram, compare la perte d’Instagram à un deuil : «J’en suis toujours au stade de la colère et [celui] de l’acceptation est encore loin», écrit-elle.
Alexandra Mitroshina, une influenceuse qui compte plus de 2,4 millions d’abonnés sur Instagram, s’inquiète, elle, «pour les petites et moyennes entreprises dont les affaires sont liées à Instagram». Anna Khilkevich a quant à elle rédigé avec émotion : «Instagram restera avec nous, mais sous une autre forme.» Avant d’ajouter : «Je lance un concours sur ma page Yappy !» Quelques minutes avant l’heure fatidique, plusieurs ont mis en place un compte à rebours. Aucun n’a fait référence à l’Ukraine.
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Fatiguée par ce spectacle, Tanya Bobrikova affirme donc avoir arrêté de poster «pour eux». Elle, qui a dû quitter son domicile à Kyiv, vit désormais avec ses parents dans l’ouest de l’Ukraine, où les sirènes retentissent plusieurs fois par jour aussi. Ses publications, maintenant, relaient surtout des appels aux dons.
Et cette fatigue, parmi les influenceurs ukrainiens que Libé avait contactés, elle est loin d’être la seule à la ressentir. Il y a deux semaines, Masha Starovoit, elle aussi, affirmait que son devoir était de «diffuser ce qu’il se passe ici» auprès de ses abonnés situés de l’autre côté de la frontière. Désormais, avec fermeté, cette blogueuse beauté aux 174 000 followers, réplique : «Plus aucun d’entre nous [les influenceurs, ndlr] ne cherche à dialoguer avec ces gens.»
Après les larmes, la tyrolienne
Depuis notre dernier échange, Masha Starovoit et ses deux enfants ont aussi rejoint l’ouest de l’Ukraine. «Je ne veux pas partir et quitter mon mari, mais je vais sûrement devoir le faire», raconte-t-elle, désespérée. Devant la panique des influenceurs russes, elle enrage : «Nos parents et nos proches meurent. Eux pleurent parce qu’on leur enlève Instagram ou Ikea !» En effet, ces derniers jours, en plus d’Instagram, de Twitter ou de Facebook bloqués par les autorités, les Russes ont vu s’envoler de nombreuses entreprises occidentales comme Starbucks, McDonald’s ou Coca-Cola.
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En dépit de la fermeture officielle d’Instagram, certains influenceurs russes continuent d’alimenter leurs stories, comme Libé a pu le constater au lendemain du blocage, certainement aidés par des VPN leur permettant de contourner les restrictions. Rien qu’au début du mois de mars, les plus populaires de ces «réseaux privés virtuels» ont connu une hausse de plus de 1 200 % du nombre de téléchargements en Russie. Olga Buzova, elle, publie depuis l’étranger. Actuellement aux Emirats arabes unis, elle avait séché ses larmes et apparaissait tout sourire ce lundi, en train d’essayer la «plus grande tyrolienne au monde». Désabusée, Masha Starovoit conclut : «Les premiers jours, nous avons vraiment cru que nous pourrions leur faire comprendre quelque chose !»
Plus nuancée, l’Ukrainienne Liza Krasnova estime que le silence de ses homologues russes est peut-être lié à la loi «contre les informations mensongères» adoptée en Russie. Celle-ci prévoit des peines de prison pouvant aller jusqu’à quinze ans pour la propagation d’«informations mensongères sur l’armée russe, surtout si elles entraînent des conséquences sérieuses pour les forces armées». «C’est vrai que les influenceurs ont fait comme s’il ne se passait rien. Mais ils peuvent être arrêtés s’ils ne disent pas ce que dit la propagande», poursuit cette blogueuse depuis la Hongrie, où elle a fui depuis quelques jours avec son fils. Le 2 avril, en exil, il fêtera ses 4 ans. De cette situation, Liza Krasnova ne tient que deux personnes pour responsables : Poutine et Loukachenko, le président bélarusse.