Les cheveux hirsutes, le visage bouffi par le manque de sommeil, Habibullah explique vivre un cauchemar éveillé. Fin août, le jeune aide à domicile originaire de l’Afghanistan a reçu une lettre de l’agence suédoise de l’immigration. Il se tient la tête d’une main devant son téléphone : «J’ai tout perdu. Mon appartement, mon travail, ma vie.» Sa demande de renouvellement de titre de séjour a été déboutée par l’office national suédois des migrations. Malgré le choc de l’annonce, il émerge de sa torpeur pour expliquer la suite : «Je vais devoir quitter à nouveau mon pays pour la France ou l’Allemagne.»
Analyse
Début août, la ministre de l’Immigration, Maria Malmer Stenergard, célébrait une tendance statistique inédite. Pour la première fois en cinquante ans, la Suède devrait enregistrer en 2024 une «émigration nette». En d’autres termes, davantage de personnes quittent le pays qu’il n’en arrive pour s’installer dans le royaume scandinave. «Le travail du gouvernement porte ses fruits, se targuait la ministre, désormais à la manœuvre aux Affaires étrangères. Le nombre de demandes d’asile tend vers un niveau historiquement bas, les permis de séjour liés à l’asile continuent de diminuer.» Durant la première moitié de l’année, le ministère de la Justice affirme avoir enregistré une baisse de 30% des demandes de titre de séjour pour motif professionnel.
Mesure sujette à controverse
En une dizaine d’années, le pays a opéré un changement radical de sa politique migratoire en devenant l’une des nations européennes les plus strictes en la matière. Ce tournant a débuté dès le lendemain de l’afflux de réfugiés fuyant la répression du régime syrien. L’Etat nordique de 9,5 millions d’habitants à l’époque accueillait en 2015 plus de 163 000 demandeurs d’asile, de loin le nombre le plus élevé par habitant dans l’UE.
La volonté politique de réduire l’asile et l’immigration prend un nouvel élan au lendemain des dernières élections générales en 2022. L’actuel Premier ministre, Ulf Kristersson (Modérés), parvient à former un gouvernement de coalition des trois partis conservateurs avec le soutien inédit de l’extrême droite. L’appui du parti de Jimmie Akesson (Démocrates de Suède, SD) se reflète particulièrement dans la feuille de route du gouvernement, où le volet «migration et intégration» occupe 19 des 62 pages.
La dernière mesure sujette à controverse – chère au parti d’extrême droite SD – vise à augmenter les retours volontaires des réfugiés dans leur pays d’origine, avec une prime passant de 10 000 à 350 000 couronnes (environ 30 840 euros). Une mesure critiquée par la commission chargée d’étudier le projet de loi, soulignant les effets négatifs sur l’intégration de certaines communautés en leur renvoyant l’image qu’elles ne sont pas désirées en Suède. Le nouveau ministre de l’Immigration, Johan Forssell, a annoncé jeudi 12 septembre qu’il voulait quand même «expérimenter» la mesure, qui devrait entrer en vigueur en 2026.
Boucs émissaires des discours xénophobes
Sur fond de débat sur les violences de gangs et l’intégration des exilés, les mineurs isolés afghans sont les boucs émissaires des discours xénophobes demandant la remigration des réfugiés, selon la sociologue Torun Elsrud, de l’université de Linnaeus. La chercheuse engagée dans un projet qui suit le parcours des mineurs isolés ne cache pas son exaspération. «Au-delà de l’aspect immoral de vouloir expulser les jeunes afghans qui se considèrent d’ailleurs comme suédois, c’est un gaspillage d’argent public ! La Suède s’est investie pour leur intégration, leur éducation. Ils travaillent aujourd’hui dans des secteurs en tension comme la prise en charge des personnes âgées.» En 2015, 23 480 mineurs non accompagnés afghans ont trouvé refuge en Suède, selon l’Institut de statistique suédois SCB.
Depuis la France, Sara Brachet, des Amis des migrants suédophones en France (LAMSF), observe que toutes les personnes d’origine afghane qu’elle a croisées à Paris avaient un emploi avant d’être contraintes de quitter le pays. «La détresse de ceux qui arrivent est double, puisqu’ils doivent réapprendre une nouvelle langue après s’être tant investis en Suède.» Pour la cofondatrice de l’association, pas moins de 6 000 Afghans auraient quitté la Suède pour la France. Une tendance qui semble vouée à se poursuivre, d’autant que le gouvernement a doublé, en novembre 2023, le salaire minimum requis pour obtenir un permis de travail.
«J’ai fui l’Afghanistan, je n’ai pas de famille ni d’ami là-bas», balaye Habibullah, rejetant l’idée même de retourner dans le pays aux mains des talibans. Hébergé chez un ami, il attend que son dernier salaire soit payé avant de quitter la Suède pour la France. «J’ai étudié, je travaille, je paie mes impôts, je parle suédois, mes amis sont suédois. Je ne comprends pas pourquoi on veut se débarrasser de moi comme ça. Je vais devoir reconstruire toute ma vie.»