Poutine a-t-il encore obtenu ce qu’il voulait ? C’est-à-dire discuter en bilatérale avec Joe Biden, sur un pied d’égalité. Après des semaines d’escalade militaire et le stationnement de troupes massées à la frontière ukrainienne laissant planer la menace d’une invasion à grande échelle, le président russe a fini par parler, en visioconférence, ce mardi, à son homologue américain. Début novembre, Vladimir Poutine fixait à ses diplomates un objectif : l’obtention de «garanties sérieuses et durables sur la question de l’Ukraine». La Russie, ajoutait-il, «ne peut pas exister en se demandant constamment ce qui pourrait encore s’y passer le lendemain». Un signe que Moscou ne veut plus se contenter du statu quo. Car si, en Europe, on considère ce conflit gelé comme une victoire du Kremlin, vu de Russie, il s’agit plutôt d’un échec géopolitique. L’annexion de la Crimée et la satellisation du Donbass séparatiste ne changent rien au fond du problème : d’un Etat ami avant 2014, l’Ukraine est devenue un adversaire acharné, toujours plus proche du camp occidental. La «ligne rouge» fixée par Moscou d’une adhésion de Kiev à l’Otan devient progressivement obsolète alors que, même sans adhésion formelle, l’Alliance fait des manœuvres sur le territoire ukrainien, équipe et entraîne son armée… Par rapport à la situation d’avant la révolution de Maïdan, c’est un recul catastrophique des positions de Moscou. «Les Russes voient leurs leviers d’influence économiques, politiques et culturels disparaître d’Ukraine, analyse Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe. Et ils voient l’Otan s’installer dans le pays. Ce sont deux grands motifs de mécontentement et d’inquiétude pour Moscou.»
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Le Kremlin s’inquiète aussi de la montée en puissance de l’armée ukrainienne, bien mieux équipée et plus aguerrie qu’en 2014. Les drones turcs Bayraktar dont elle a récemment fait l’acquisition ont fait, l’été dernier, la preuve de leur redoutable efficacité dans le Haut-Karabakh. L’hypothèse de voir les forces armées ukrainiennes passer à l’attaque contre les séparatistes et les vaincre n’est pas absurde pour les stratèges du Kremlin… Sauf si l’armée russe venait à leur secours. Mais le prix à payer serait considérable. «Si les hostilités éclatent, quel que soit celui qui aura tiré le premier, la Russie sait qu’elle sera tenue pour responsable et frappée de nouvelles sanctions, estime Arnaud Dubien. Les Ukrainiens savent, eux, que l’Occident leur passera tout. Si les Ukrainiens forcent les Russes à réagir, les Russes ont déjà perdu. Quoiqu’ils fassent, la responsabilité leur sera attribuée. Ce déploiement militaire peut aussi être une façon de dire “n’y pensez même pas”.» Selon un premier communiqué de la Maison Blanche, Joe Biden a averti Vladimir Poutine, lors de leur entretien mardi, que la Russie subirait de «fortes sanctions, entre autres économiques», en cas d’escalade militaire en Ukraine.
Selon un premier communiqué de la Maison Blanche, Joe Biden a averti Vladimir Poutine, lors de leur entretien mardi, que la Russie subirait de «fortes sanctions, entre autres économiques», en cas d’escalade militaire en Ukraine. Des propositions concrétisées plus tard dans la soirée, avec cette menace à peine voilée du conseiller américain à la sécurité nationale Jake Sullivan à propos du gazoduc avec lequel Moscou s’apprête à alimenter l’Europe en gaz naturel : «Si Vladimir Poutine veut que le futur Nord Stream II transporte du gaz, il ne prendra peut-être pas le risque d’envahir l’Ukraine.»
Moscou, dos au mur
«On peut considérer que la posture russe est un message adressé à Kiev, une façon de s’assurer qu’ils ne recourront pas à la force», mesure Andreï Kortounov, directeur du Conseil russe pour les affaires internationales. Cette posture peut-elle dissimuler de véritables intentions agressives, une attaque en règle contre l’Ukraine ? «Peu probable, répond Kortounov. S’il se préparait une telle opération, cela ne se ferait pas aussi ouvertement et nous n’en saurions rien jusqu’au dernier moment, comme ça a été le cas en Crimée.» «Difficile d’imaginer une opération militaire d’une telle ampleur en plein hiver dans cette région, écrit de son côté l’expert militaire Alexandre Goltz. Et encore plus difficile d’imaginer une attaque venue depuis la Crimée, qui n’est reliée à l’Ukraine que par un étroit isthme. On ne voit pas non plus de mobilisation des réservistes. Ce scénario contredirait tout ce que l’on sait de la planification militaire russe.» D’autant plus que, fait remarquer Alexandre Goltz, si les 100 000 soldats russes présents à la frontière seraient suffisants pour vaincre rapidement l’armée ukrainienne, ils sont loin d’avoir la capacité d’occuper le pays, ou même d’annexer le seul Donbass : «La Russie ne dispose tout simplement pas d’effectifs suffisants pour cela.»
Dans ce contexte, où Moscou se sent mis dos au mur, une simple discussion avec Joe Biden, si elle peut, peut-être, éviter une escalade militaire, ne suffira pas à régler le problème et à écarter, à terme, le risque d’un conflit armé. «Ce que veulent les Russes c’est une discussion globale sur l’Ukraine, et finalement un nouveau modus vivendi en Europe de l’Est, considère Arnaud Dubien. C’est très “XIXe siècle”, et sans doute inaudible pour la plupart des dirigeants occidentaux. Mais la Russie estime, à tort ou à raison, que ses intérêts vitaux sont en jeu. En 2014, la Russie a payé un prix élevé pour ne pas laisser l’Ukraine s’imposer dans le Donbass ; je pense qu’elle est prête à payer un prix plus élevé pour ne pas laisser l’Otan s’installer en Ukraine.»