Interviews, reportages, analyses… Deux ans après l’invasion de l’Ukraine, le «Libé des Ukrainiens» donne de nouveau la parole aux habitants d’un pays meurtri. De Kyiv à Kharkiv, de Lviv au Donbass, un tour d’Ukraine intimiste et engagé auprès d’une société déchirée. Tous les articles de notre dossier.
En descendant plus au sud, vers le Donbass, les villes de Kramatorsk, Sloviansk, Droujkivka, Konstantinovka, à une trentaine de kilomètres du front, vivent au rythme de la guerre. Dans tous les lieux publics, le kaki des militaires se mêle aux couleurs sombres des anoraks et manteaux d’hivers des citadins. La gare de Kramatorsk est le point de jonction entre l’arrière-pays et le front. C’est par là qu’arrivent et repartent les soldats. Depuis l’attaque russe qui avait fait 50 morts en avril 2022, les trains de passagers s’arrêtent sur une voie éloignée du bâtiment principal, entre deux convois de wagons chargés de sable.
Le train en partance pour Lviv est à quai. Des militaires fument une dernière clope, la mitraillette en bandoulière, avant de monter dans leur wagon en direction de l’Ouest et d’un repos bien mérité. Des couples s’enlacent dans une ultime étreinte. Une vendeuse à la sauvette, traînant un sac isotherme «Uber Eats» sur un diable, propose des pirojkis, du café, et des appartements en location courte durée. C’est le business le plus florissant depuis deux ans dans une ville plutôt en déclin avant l’invasion. Les plus débrouillards mettent en location les logements laissés par ceux qui ont évacué. Comme Evgueny, qui récolte 1 200 hryvnias par jour (30 euros) de chacun des huit appartements éparpillés dans Kramatorsk, et loués aux journalistes, humanitaires, et militaires de passage.
Depuis Kramatorsk, les bénévoles de U-Saved continuent les distributions de pain quotidiennes dans les villages ravagés qui, plus d’un an après avoir été libérés, peinent à reprendre vie. Xavier, originaire de Nancy, et Ivan, né à Kharkiv, commencent la tournée vers 9 heures ce mercredi matin. En plus des 800 miches de pain qu’ils vont livrer dans les villages, ils comptent demander aux responsables de signer une pétition de soutien, disant que l’aide reçue est essentielle et assure leur survie. L’ONG, qui s’emploie depuis deux ans à coordonner le travail des petites associations sur le terrain, est à court de financements et cessera de fonctionner à la fin du mois de février. «Au début de la guerre, l’élan de solidarité était incroyable et semblait inépuisable. Et tout le monde se faisait confiance. Les volontaires étaient nombreux. Il n’y avait presque pas de bureaucratie», explique Ivan. Mais en deux ans, les conditions sont devenues draconiennes. Après plusieurs scandales de corruption impliquant de grandes organisations internationales, les petites associations qui œuvrent au contact direct des populations payent les conséquences. Ivan, 2 mètres et des poussières, doit prendre en photo chaque grand-mère qui reçoit une miche de pain et télécharger l’image dans une application, «pour rendre des comptes».
Ce jour-là, le dernier arrêt des boulangers ambulants se fait à Bohorodychne, à 43 km de Kramatorsk, environ 800 habitants avant l’offensive, 26 aujourd’hui. Dont Olha (45 ans) et Evgueny (38 ans), qui vivent sur les hauteurs, au pied de l’ermitage Notre-Dame-de-Tous-les-Affligés, un grand lieu de pèlerinage aujourd’hui en ruines, et se sont improvisés en centre de distribution. Le village a été attaqué en juin 2022, puis occupé, avant d’être libéré pendant la contre-offensive de septembre. Pris entre deux feux, comme Kamyanka, c’est désormais un champ de ruines. Olha et Evgueny avaient fui à pied, en mai, ne supportant plus les échanges de tirs. En septembre, ils sont rentrés dans le village voisin de Yarova, pour exhumer et enterrer le frère d’Olha, électricien militaire. Le 13 janvier 2023, après trois mois de travaux de rafistolage, ils ont réinvesti la maison familiale – construite par l’arrière-grand-père d’Evgueny, en 1909 – «qui a déjà connu deux guerres, et a été l’une des seules à survivre à l’occupation par les Allemands en 1942».
Bohorodychne est coupée depuis deux ans de sa ville nourricière, Sviatohirsk, sur l’autre rive du Donets. Le pont, comme un voile déchiré, gît au ras de l’eau, pris dans les glaces. «Ils ont promis de commencer à le reconstruire au printemps, alors la vie reviendra au village», dit Olha, qui compte retrouver du travail sur l’autre rive dès que la communication sera rétablie. Evgueny va se faire embaucher sur le chantier comme garde. Les autres habitants, éparpillés dans l’ouest du pays, en Pologne ou en République tchèque, attendent que le courant soit rétabli. Pendant ce temps, ils se retrouvent dans un tchat – 531 personnes sur Viber – pour partager leur mal du pays, demander à ceux qui sont revenus de veiller sur ce qui reste de leurs biens, ou à Olha des nouvelles de leur chien, abandonné au moment de l’exode. Les subsides aux déplacés s’arrêtent au mois de février, et le couple ne sait pas encore de quoi il va vivre, ni comment nourrir tous les animaux qui les ont choisis comme nouveaux maîtres.
Olha, petite femme énergique et rigolarde, a désormais peur du noir et du tonnerre. Mais assure avoir une foi inébranlable dans les soldats ukrainiens, qui «ont promis que les Russes ne reviendront pas ici». Et pourtant, elle ravale ses larmes à chaque fois qu’elle en parle.
Les autres étapes de notre voyage dans l’Ukraine en guerre