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Voyage dans l'Ukraine en guerre

Près de la frontière russe, le long du Donets : «On prie plus souvent pour le repos de l’âme que pour la bonne santé des gens»

Le père Vadim Batiuk vient tous les samedis et dimanches depuis Kharkiv pour célébrer la liturgie avec une petite vingtaine de fidèles. Principalement des vieilles dames.
Des pêcheurs sur le réservoir gelé du Donets, à Staryi Saltiv, le 1er février. (Jedrzej Nowicki/Libération)
publié le 15 février 2024 à 20h00

Interviews, reportages, analyses… Deux ans après l’invasion de l’Ukraine, le «Libé des Ukrainiens» donne de nouveau la parole aux habitants d’un pays meurtri. De Kyiv à Kharkiv, de Lviv au Donbass, un tour d’Ukraine intimiste et engagé auprès d’une société déchirée. Tous les articles de notre dossier.

A 15 km de la frontière avec la Russie, Rubizhne paraît avoir moins souffert. Mais les rues sont désertes en ce milieu de journée, le village semble fantôme. Depuis mars 2022, il n’y a pas d’électricité. «Les gens ne reviendront pas tant qu’il n’y aura pas de courant, dit cette autre Nadejda. Seuls les retraités reviendront. Il n’y a plus rien à faire ici.» Les nouveaux câbles ont été tendus, mais pas encore reliés au réseau central. D’abord, on leur avait promis pour le nouvel an, maintenant il faut attendre l’été. «Ou peut-être jamais», sourit la femme, qui éclaire les trois petites pièces de sa maison grâce à des bougies et un panneau solaire de la taille d’une feuille A4 perché sur la palissade. Le réfrigérateur hors tension depuis deux ans sert de garde-manger pour les conserves et autres sachets de mayonnaise. Les produits frais sont conservés dans la cave, dans laquelle Nadejda a vécu du 11 mai au 17 septembre 2022, pour s’abriter des combats qui faisaient rage dans le coin.

Sa fille aînée s’est réfugiée à Kharkiv avec ses trois enfants, et n’en reviendra plus – sa maison a été sérieusement abîmée par un tir de mortier. Nadejda a 58 ans, mais en paraît vingt de plus, sourire édenté et mèches grises collées sur les tempes. Depuis le début de la guerre, 20 villageois ont été enterrés, dont sa belle-fille, Natalya, prise pour cible par les Russes dans un convoi de réfugiés, en mai 2022. Et c’est sans compter les enfants morts sur le front. Comme le fils cadet de son amie et voisine, Svetlana, tué le premier jour de la guerre, le 24 février 2022. On entend des détonations au loin, la frontière est toute proche.

Plus bas sur le Donets, un affluent du Don, Staryi Saltiv n’est pas aussi dépeuplé. L’agglomération est moins enclavée, et a toujours profité des bases touristiques. En février, le fleuve, élargi à cet endroit en réservoir, est recouvert d’une glace épaisse. Dès l’aube, des pêcheurs venus de 50 kilomètres à la ronde, dont Kharkiv, éparpillés sur la surface, se réchauffent à la gnole en pêchant les petits poissons d’eau douce à travers des trous creusés dans l’eau gelée.

Au bord de la route, l’église orthodoxe tend vers le ciel gris un squelette de tour décapitée. Au début de la guerre, un missile a traversé le grand dôme doré flambant neuf, terminé un an plus tôt. Mais la crypte, indemne, où les offices ont repris, a servi d’abri à quelques familles du village. Au centre de la vaste pièce en sous-sol, le baptistère de marbre, en forme de croix, était aussi le seul point d’eau potable dans le coin. «J’avais laissé des stocks de farine et des conserves, tout le monde pouvait venir se servir», raconte le prêtre, recteur de la petite paroisse depuis 2009. Le père Vadim Batiuk vient tous les samedis et dimanches depuis Kharkiv pour célébrer la liturgie avec une petite vingtaine de fidèles. Principalement des vieilles dames. «Malheureusement, ces derniers temps, on prie plus souvent pour le repos de l’âme que pour la bonne santé des gens», regrette le prélat, dont les listes de défunts à commémorer s’allongent un peu plus chaque semaine. «Ce dimanche, j’ai lu plus de 60 noms», soupire-t-il, en se dépêchant de rejoindre la maison paroissiale, pour une rapide collation. C’est leur ancien lieu de prière, une épicerie qu’il avait achetée dans les années 2000 et dont il rêvait de faire sa résidence, une fois l’église au dôme doré terminée. Ces projets devront attendre. «Tant qu’on vit dans cette incertitude, il ne sert à rien de faire des plans aussi ambitieux.»

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