Les scènes tournées à Rostov samedi soir n’ont rien d’une reddition ou d’une défaite. Dans les rues de la ville tenue pendant moins de vingt-quatre heures par Wagner, les camions des mercenaires sont partis sous les hourras et les applaudissements de la foule. Un soldat a tiré en l’air, comme s’il avait gagné la guerre. Leur chef, Evgueni Prigojine, a aussi quitté Rostov dans une Jeep aux fenêtres grandes ouvertes pour serrer des mains et poser pour des selfies. Il était 23 heures, et trois heures plus tôt, Prigojine avait ordonné à ses hommes de cesser leur «marche pour la justice», entamée la veille au soir comme une mutinerie ou un coup d’Etat.
«En une journée, nous sommes parvenus à 200 kilomètres de Moscou. L’heure est venue où le sang pourrait couler. C’est pourquoi, conscients de la responsabilité de faire couler du sang russe, nous faisons demi-tour et nous retournons à nos camps de base», avait-il dit dans un de ses habituels messages audio. La justification est difficile à prendre au sérieux. Au cours de leur marche vers Moscou, les hommes de Wagner n’ont rencontré presque aucune résistance, et n’ont pas hésité à détruire tout ce qui y ressemblait. Six hélicoptères et un Iliouchine Il-22 de l’armée russe (un avion servant de poste de commandement aéroporté) ont été descendus en vol pendant la journée, ce qui correspond à l’une des pires pertes quotidiennes de l’armée de l’air russe depuis le début de la guerre en Ukraine. Des Russes tués par des Russes. Après être partis de Rostov (à plus de 1 100 kilomètres de la capitale) les mercenaires sont allés au moins jusqu’à Krasnoe, à environ 330 kilomètres de Moscou, selon la note quotidienne de l’Institute for the Study of War (ISW). «Wagner aurait sûrement pu atteindre les abords de Moscou si Prigojine avait choisi d’en donner l’ordre», estime le centre de recherche.
Prigojine exfiltré au Bélarus ?
«Personne ne va se rendre au Président, aux services de renseignement, ni à personne d’autre», martelait encore Prigojine à 10 h 19 samedi, dans un message Telegram publié en réponse au discours de Vladimir Poutine. Le président russe promettait lui de «punir» ce «coup de poignard dans le dos de notre pays et de notre peuple». C’est pourtant tout l’inverse qui s’est passé. Prigojine a fait marche arrière et le Kremlin a annoncé l’abandon des poursuites pénales contre lui. «Personne ne persécutera» les combattants de Wagner impliqués dans la mutinerie (25 000 selon leur chef) et «certains d’entre eux, s’ils le souhaitent, signeront des contrats avec le ministère de la Défense», pour être intégrés à l’armée régulière, a précisé le Kremlin. Ce dernier point risque de ne pas être si simple, les soldats déjà engagés n’accueilleront pas forcément à bras ouverts des recrues qui leur tiraient dessus quelques jours plus tôt. Quant à Prigojine, dont la localisation actuelle reste un mystère, il devrait être exfiltré au Bélarus.
Billet
Officiellement, c’est d’ailleurs l’autocrate bélarusse Alexandre Loukachenko qui aurait négocié l’accord entre le chef des mercenaires et Poutine. Mais tout, dans ce deal, semble fumeux. Depuis les grandes manifestations de 2020 au Bélarus, qui l’ont peu à peu fait glisser vers le statut de vassal de Poutine, Loukachenko n’a plus l’entregent pour se poser en médiateur dans une telle situation. Quant à Prigojine, il semble ne rien retirer de cet accord alors qu’il était en position de force. Pire, la proposition du Kremlin d’intégrer ses hommes à l’armée régulière ressemble exactement à ce qu’il voulait éviter.
«Le problème le plus urgent»
Après des mois de tensions verbales avec l’état-major russe, Prigojine pourrait avoir lancé sa mutinerie pour empêcher la dislocation de Wagner. Une loi sur les volontaires annoncée mi-juin devrait obliger les soldats des sociétés militaires privées à signer un contrat avec le ministère de la Défense avant le 1er juillet. Cette disposition aurait privé le chef de guerre de toute son influence. «Je pense que son but était d’empêcher la subordination de Wagner au ministère, malgré le soutien de Poutine à cette idée. Prigojine avait peut-être d’autres plans plus ambitieux, mais c’était le problème le plus urgent», estime Rob Lee, du Foreign Policy Research Institute, sur Twitter.
Il est pourtant difficile aujourd’hui d’imaginer qu’un Poutine même affaibli puisse tolérer le maintien de Wagner et Prigojine pourrait avoir perdu son pari. «L’accord négocié par Loukachenko va probablement éliminer le groupe Wagner comme acteur indépendant tel qu’on le connaît aujourd’hui, écrit l’ISW. Le Kremlin fait désormais face à un équilibre profondément instable. Cet accord est un arrangement de court terme, pas une solution pérenne. La rébellion de Prigojine a révélé d’importantes faiblesses au sein du Kremlin et du ministère de la Défense.» Samedi, l’armée s’est retrouvée réduite à creuser des barrages sur la route menant de Voronej à Moscou, alors que la seule opposition visible aux hommes de Wagner était incarnée par la milice tchétchène de Ramzan Kadyrov, qui comme à son habitude s’est contentée de mettre en scène son potentiel guerrier sans s’approcher des mercenaires.
La Russie est aujourd’hui plongée dans une incertitude comme elle n’en avait pas connu depuis au moins le début de la guerre. En l’espace d’une journée, les mercenaires et leur chef ont montré qu’une insurrection était possible, et que le maintien de la sécurité, pourtant érigé comme une pierre angulaire du régime, n’était plus absolu. En évoquant 1917 et la guerre civile, Vladimir Poutine lui-même l’a reconnu à demi-mot. Prigojine donnera-t-il des idées à d’autres ? Il est probablement trop tôt pour le dire.
Samedi, les hommes réputés proches du patron de Wagner ont donné des gages de loyauté au Kremlin. Le général Sergueï Sourovikine, pistolet mitrailleur à la main, a appelé les hommes de Wagner à regagner leurs camps, dans une courte vidéo. A l’inverse, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, devenu l’ennemi intime de Prigojine, n’a pas donné signe de vie. Mais personne, ni Poutine, ni l’armée, ni l’Etat, ne sort renforcé de la mutinerie avortée, ce qui ne risque que d’alimenter l’instabilité.
«Le monde entier a vu que la Russie est au bord d’une crise politique extrêmement aiguë, écrit sur Telegram Sergeï Markov, un ancien conseiller de Poutine devenu analyste politique. Le putsch a échoué. Mais les putschs ont des raisons profondes. Et si les raisons demeurent, un autre putsch aura lieu.»
Mis à jour à 17h17 : ajout d’informations supplémentaires.