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Liberté de la presse

Russie : le journaliste américain Evan Gershkovich en prison depuis 250 jours

Le reporter du «Wall Street Journal», âgé de 32 ans, a été arrêté il y a plus de huit mois en Russie. Accusé d’espionnage par les autorités russes, il risque jusqu’à vingt ans de prison.
Evan Gershkovich dans un box réservé aux accusés avant l'examen dans un tribunal moscovite de son appel contre sa détention provisoire, le 10 octobre. (Evgenia Novozhenia /Reuters)
par Salomé Kourdouli, correspondance à Washington
publié le 5 décembre 2023 à 16h07

250 jours. C’est le temps qu’a passé Evan Gershkovich, journaliste américain d’origine russe, derrière les barreaux en Russie. Arrêté le 29 mars dernier à Ekaterinbourg, dans l’Oural, le journaliste du Wall Street Journal est accusé d’«espionnage» par les autorités russes, ce qu’ont fermement démenti sa famille, le journal et le gouvernement américain. Il risque jusqu’à vingt ans de prison, au terme d’un procès dont la date reste pour l’heure inconnue, et sa détention provisoire a de nouveau été prolongée fin novembre pour durer jusqu’au 30 janvier.

«Plus le temps passe, plus c’est difficile», se désole sa sœur, Danielle Gershkovich, émue. «On voit qu’Evan fait tout pour rester fort, c’est ce qui nous donne le courage de tenir le coup.» Chaque semaine, elle échange une lettre avec son frère, qui a eu 32 ans en octobre, en prison. Quand ils ne sont pas sujets à des restrictions particulières, les détenus en Russie ont la possibilité de recevoir et envoyer quotidiennement des lettres, rédigées en russe, par courrier électronique. «J’écris surtout des nouvelles de la famille, j’essaie de décrire les choses pour lui donner l’impression qu’il est avec nous», détaille-t-elle. «Il y a aussi beaucoup de blagues de frère et sœur, des taquineries. J’écris tout ce qui peut le faire rire», ajoute la jeune femme, de deux ans son aînée. Evan Gershkovich est détenu dans la prison moscovite de Lefortovo, dans une solitude quasi-totale. «On essaie de rester le plus léger possible dans nos lettres», avoue la jeune femme aux cheveux noirs coupés au carré. «Il m’a dit qu’il voulait commencer à dessiner, je lui ai donné des conseils sur le dessin et des idées de choses à dessiner.»

«Quand nous étions petits, nous avions plutôt une rivalité frère-sœur, j’étais la grande sœur plus autoritaire», se souvient Danielle Gershkovich. Tous deux ont grandi dans le New Jersey, élevés avec la langue et la culture russe de leurs parents, qui ont fui l’URSS dans les années 1970. Diplômé de l’université Bowdoin dans le Maine, Evan Gershkovich a commencé sa carrière de journaliste à New York, avant de s’installer à Moscou en 2017. Reporter très respecté, il a notamment travaillé pour le journal anglophone Moscow Times et l’AFP, avant de devenir le correspondant du Wall Street Journal. Il a continué son travail après le début de la guerre en Ukraine, en février 2022, malgré le départ de nombreux reporters occidentaux de Russie, doté d’une accréditation officielle du ministère russe des Affaires étrangères.

La promesse de Joe Biden

«C’est le premier journaliste américain arrêté et accusé d’espionnage depuis la guerre froide», rappelle Paul Beckett, rédacteur en chef du bureau de Washington du Wall Street Journal. «L’un des défis est de comprendre l’opacité du système juridique russe», souligne-t-il, ajoutant que «l’accusation est absurde» et qu’il n’y a «aucune preuve avancée». Au 30 janvier, la détention pourrait être à nouveau prolongée, pouvant durer jusqu’à douze mois. En juillet dernier, Washington a confirmé être en discussion avec Moscou pour un potentiel échange de prisonniers. Lors d’une rencontre avec la famille de Gershkovich quelques jours plus tard, le président Joe Biden a personnellement «promis» de faire «tout ce qu’il faut» pour le libérer. «Pour qu’un échange de prisonniers ait lieu, il faut que le procès se tienne. Mais nous espérons que le gouvernement américain trouvera une solution plus créative pour convaincre les Russes qu’ils ont fait une erreur et qu’ils doivent libérer cet homme innocent», estime Paul Beckett. «Nous devons juste être patients et avoir confiance en la promesse du Président», renchérit Danielle Gershkovich.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les autorités russes ont durci leur politique vis-à-vis des médias indépendants et journalistes occidentaux. Dernier témoin de ce tour de vis : la journaliste russo-américaine Alsu Kurmasheva, interpellée en octobre à Kazan, en Russie centrale. Journaliste pour Radio Free Europe-Radio Liberty (RFE-RL), média financé par le Congrès américain, elle est accusée de ne pas s’être enregistrée en tant qu’«agent de l’étranger». Ces deux arrestations interviennent également dans un contexte de fortes tensions entre la Russie et les Etats-Unis, Washington aidant Kyiv sur le plan militaire et financier.

«Quand Evan rentrera, on le serrera tellement fort qu’on pourrait lui casser quelques côtes», glisse sa sœur en riant. «On ira se balader dans Philadelphie, on ira voir un match de baseball, on boira une bière… Il me manque tellement, j’ai hâte de passer du temps avec lui.»