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Russie : «Ce que je veux avant tout, c’est rentrer chez moi», insiste un opposant russe libéré dans l’échange historique de prisonniers

Des opposants russes remis en liberté dans le cadre de l’opération entre Moscou et les Occidentaux ont expliqué vendredi 2 août lors d’une conférence de presse en Allemagne, n’avoir jamais demandé à être renvoyés de Russie et jugé que le compromis pourrait encourager Vladimir Poutine à prendre de nouveaux «otages».
Les dissidents russes après leur libération, Vladimir Kara-Murza, Andreï Pivovarov et Ilia Iachine, lors d'une conférence de presse à Bonn, en Allemagne, le 2 août 2024. (Leon Kuegeler/REUTERS)
publié le 2 août 2024 à 21h21
(mis à jour le 2 août 2024 à 22h17)

Ce qui apparaît comme l’échange de prisonniers le plus important depuis la guerre froide a été largement salué par de nombreux dirigeants et organisations internationales. Vingt-six prisonniers ont été échangés ce jeudi 1er août entre la Russie et plusieurs pays occidentaux, dont le reporter du Wall Street Journal Evan Gershkovich et le dissident politique russe Vladimir Kara-Mourza. Mais des opposants russes remis en liberté lors de cet échange ont appelé vendredi soir à ne pas s’y méprendre : ils disent n’avoir jamais demandé à être renvoyés de leur pays et jugent que le compromis pourrait encourager Vladimir Poutine à prendre de nouveaux «otages».

«En échange de la libération d’un meurtrier [par l’Allemagne, l’agent du FSB Vadim Krassikov, ndlr], une quinzaine d’innocents ont été libérés. C’est un dilemme difficile. Il incite Poutine à prendre d’autres otages», a jugé Ilia Iachine, militant actif dans l’opposition libérale en Russie depuis les années 2000. Il a été parmi les premiers détenus libérés à s’exprimer, au côté du Russo-Britannique de 42 ans Vladimir Kara-Mourza et Andreï Pivovarov, arrêté en Russie en 2021 : ils ont relaté leur épreuve lors d’une conférence de presse à Bonn, dans l’ouest de l’Allemagne. Ils sont arrivés la veille, à bord d’un avion gouvernemental allemand, avec d’autres prisonniers allemands et russo-allemands libérés.

Durant cette première prise de parole, ils ont décrit le calvaire qu’ils avaient vécu durant de longs mois dans les geôles russes. «Quand les gens entendent parler de la torture des prisonniers, ils imaginent la torture physique. Mais la torture morale et psychologique est pire que la torture physique, a raconté Vladimir Kara-Mourza, placé à l’isolement pendant 10 mois. Il dit avoir été en deux ans autorisé à parler à sa femme une fois au téléphone et deux fois à ses enfants. On ne lui a jamais permis d’aller à l’église de la prison. «Tout ce dont j’étais sûr, c’est que j’allais mourir dans les prisons de Poutine. Je ne pensais pas que j’allais pouvoir jamais revoir ma famille un jour.»

«Une goutte d’eau dans l’océan»

Mais les prisonniers, féroces opposants à Poutine, ont aussi parlé du coup politique et stratégique du président russe. L’échange a permis de «sauver seize vies humaines», a salué Vladimir Kara-Mourza. Il a aussi jugé qu’il s’agissait d’«une goutte d’eau dans l’océan, parce que tant d’innocents qui n’ont jamais commis un crime de leur vie sont détenus subissant la torture, soit physiquement, soit psychologiquement, soit les deux, dans les prisons de Poutine pour le seul crime d’avoir dit la vérité […], de s’être opposé à un dictateur.» Kara-Mourza a aussi souligné avoir été expulsé illégalement de son pays, car cela s’est fait sans son aval. «Personne ne nous a demandé notre consentement. Nous avons été sortis de prison, mis dans un car, embarqués dans un avion et envoyés à Ankara.»

«J’ai dit dès le premier jour derrière les barreaux que je n’étais pas prêt pour les échanges. J’ai compris mon emprisonnement non seulement comme une lutte contre la guerre mais aussi comme une lutte pour mon droit à vivre dans mon pays, à y mener une politique indépendante.», lui a fait écho Ilia Iachine. Pour lui, sa place est en Russie. «Ce que je veux avant tout, c’est rentrer chez moi. Mon premier souhait était de prendre immédiatement un billet et de retourner en Russie». Mais il rapporte qu’un officier du FSB l’aurait prévenu qu’il allait «finir comme Navalny», mort en détention, s’il revenait.

Le chancelier allemand Olaf Scholz a reconnu que cette opération était une décision «difficile» - elle lui vaut d’ailleurs des critiques dans son pays. Le parquet fédéral allemand lui-même, chargé du dossier Krassikov, s’était opposé à une remise en liberté. Le gouvernement est finalement passé outre.

L’accord a permis la libération de 16 personnes détenues en Russie et au Bélarus, en échange de huit Russes incarcérés aux Etats-Unis, en Allemagne, en Pologne, en Slovénie et en Norvège, ainsi que des deux enfants d’un couple d’espions. Le Kremlin a levé vendredi un coin du voile sur les Russes libérés, reconnaissant que certains d’entre eux étaient des agents des services de renseignement. A commencer par Vadim Krassikov, «un membre du FSB», a reconnu le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov. De même pour le couple formé par Artiom Doultsev et Anna Doultseva.

Trois des ex-prisonniers américains - Evan Gershkovich, Paul Whelan et Alsu Kurmasheva - ont, quant à eux, été accueillis par Joe Biden et la vice-présidente Kamala Harris sur la base militaire d’Andrews. L’échange de jeudi a été le premier entre la Russie et les Occidentaux depuis la libération fin 2022 de la joueuse américaine de basket Brittney Griner, prisonnière sur le sol russe pour une affaire de stupéfiants, contre celle du trafiquant d’armes russe Viktor Bout, emprisonné aux Etats-Unis. Paris a appelé de son côté Moscou à libérer les autres personnes encore «arbitrairement détenues en Russie», notamment le Français Laurent Vinatier.

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