Monika Tódová, 38 ans, est une journaliste d’investigation slovaque pour le quotidien Denník N. Une enquête criminelle a été ouverte en Slovaquie en janvier pour «surveillance illégale et dangereuse» à son encontre.
Normalement, les journalistes couvrent des histoires. Ils ne sont pas le cœur de l’histoire. Mais, il y a trois ans, j’ai perdu un confrère. Un assassin a abattu Ján Kuciak et sa fiancée Martina Kusnírová à leur domicile. Jusque-là, moi-même et mes confrères pensions qu’un tel acte était impossible. Les journalistes n’étaient tués, parce qu’ils mettaient à jour des actes de corruption, que dans des pays lointains, éventuellement en Russie. Pas ici. Pas dans un pays membre de l’Union européenne.
Depuis le 28 février 2018, le jour où nous avons eu connaissance du crime, plus rien n’a été pareil. Etre journaliste est soudain devenu plus dangereux qu’être policier, procureur ou juge aux prises avec les plus célèbres mafiosi. Depuis cette date, je suis partie prenante de l’histoire que je couvre dans mon journal. L’enquête sur les assassinats a révélé que moi et mes confrères avons été surveillés, suivis, que nos conversations privées ont été publiées dans le but de nous discréditer. Il s’est même avéré que l’un des suspects dans l’assassinat de Kuciak a utilisé ses contacts pour envoyer des travailleurs sociaux chez moi enquêter sur le bien-être de mes deux enfants.
Il s’avère que la mafia est bien plus implantée en Slovaquie que ce que nous avions écrit précédemment. L’homme qui, selon les enquêteurs, a ordonné l’assassinat de Kuciak et voulait détruire le journalisme slovaque s’appelle Marián Kocner. Ce n’était pas un oligarque, juste un exécutant local pour les plus puissants. En janvier de cette année, il a été condamné à dix-neuf ans de prison pour fraudes, pas pour assassinats.
La police a réussi à récupérer de son téléphone portable des messages cryptés qu’il pensait inaccessibles. Ils ont révélé le nombre de personnalités influentes qu’il a servies. L’an dernier, le pays a vécu une vague d’arrestations sans précédent parmi des membres de l’administration – deux anciens chefs de la police ont été emprisonnés (et l’un d’entre eux s’est suicidé derrière les barreaux), un ancien chef de l’unité d’enquête spécialisée anticorruption, un secrétaire d’Etat adjoint à la Justice, des dizaines de juges, de policiers et d’officiers du renseignement, des hommes d’affaires puissants et des soutiens au parti Smer, qui a été au pouvoir pendant plus d’une dizaine d’années, ont été arrêtés. Un ancien procureur général a également été inculpé. Les procès dans toutes ces affaires doivent commencer prochainement.
Sans les meurtres de Kuciak et sa fiancée, ces enquêtes auraient mis des années à aboutir. Ils ont apporté à la Slovaquie la chance de faire justice, de protéger la liberté d’expression et suscité pour les journalistes le respect d’une large partie du public.
Au début de cette année, j’ai été à nouveau suivie par un véhicule suspect. Le conducteur était un homme connecté à deux oligarques poursuivis par la justice. Le ministre de l’Intérieur a ordonné une enquête que la police a lancée sérieusement. Espérons que ce soit la preuve que la situation a changé. Mais je donnerais tout pour que Ján Kuciak soit toujours vivant.
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Miklós Hargitai est un ancien journaliste du Népszabadság, grand quotidien racheté puis aussitôt fermé par les cercles de Viktor Orbán en 2016. Libération avait ouvert ses pages cette année-là à la rédaction orpheline. Miklós Hargitay est aujourd’hui éditorialiste pour le quotidien de gauche Népszava.
Le Premier ministre connaît parfaitement le fonctionnement des institutions de l’Union européenne. Quelles que soient les règles inscrites dans les traités, Viktor Orbán fait ce qu’il veut. Prenons par exemple la liberté scientifique et artistique, inscrites dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE : «L’art et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée.» Le traité mentionne aussi «la liberté de créer des établissements d’enseignement dans le respect des principes démocratiques».
Ces principes nous ont-ils permis de protéger l’Ecole d’art dramatique et cinématographique, l’Académie des sciences et l’Université d’Europe centrale (CEU) ? Non. [Cette dernière a été chassée de Hongrie et les deux premières privées de leur autonomie par le gouvernement Orbán, ndlr.]
Autre question : la liberté de l’information fait-elle partie des grands principes du droit européen ? Assurément. «Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés.»
Une autorité publique hongroise a-t-elle fait preuve d’ingérence dans la liberté de l’information ? Tiens, justement, le CSA magyar (Autorité nationale des médias, NMHH) vient de priver Klubrádió de sa fréquence. Cette violation flagrante des règles européennes a-t-elle entraîné une réaction de Bruxelles ? Bruxelles, le «nouveau Moscou», le nouvel empire technocratique qui, selon Viktor Orbán, veut nous dépouiller de notre souveraineté ?
Que nenni.
Pourtant, comme dans le cas de l’Ecole d’art dramatique, de l’Académie et de la CEU, l’Union européenne aurait le droit et la possibilité d’intervenir, notamment pour faire respecter le droit à la concurrence. Et ce, pour la bonne raison que l’UE n’est pas une communauté politique de valeurs, mais un club simplement axé sur l’intégration économique. En 2015, le gouvernement Orbán avait imposé aux médias une super taxe de 50 % sur les revenus publicitaires, taillée sur mesure pour la chaîne hongroise RTL Klub, (filiale du groupe RTL détenu par l’allemand Berterlsmann), qui n’épargnait pas ses critiques au gouvernement hongrois.
Bruxelles a immédiatement sorti ses griffes ! Quand les intérêts économiques sont en jeu, surtout ceux des médias occidentaux, l’exécutif européen sort de sa léthargie.
Et si un jour, il y avait une quelconque réaction de Bruxelles à l’histoire de Klubrádió (après tout, cela fait seulement cinq ans que la Commission enquête sur cette affaire), ce ne serait pas pour violation des principes rappelés plus haut, mais parce que les actions d’Orbán – la création d’un monopole médiatique, le financement par l’Etat de la presse progouvernementale et l’attribution de fréquences radio à des fidèles – bafouent clairement le droit européen de la concurrence. Klubrádió ne serait pas en danger si son propriétaire était allemand et si ce dernier avait ses entrées chez Ursula von der Leyen. Seulement voilà, le propriétaire de Klub et ses auditeurs sont hongrois. Et donc, vraisemblablement, il se passera ce qui s’est toujours passé jusqu’ici, c’est-à-dire rien.
Dariusz Rosiak est un ancien journaliste vedette de la radio publique polonaise Polskie Radio. En 2020, il a été licencié pour des raisons politiques. Reporters sans frontières a protesté contre cette décision et il a été élu journaliste de l’année par des dizaines de rédactions polonaises. L’an dernier, il a créé un podcast sur les affaires étrangères, aujourd’hui écouté chaque semaine par plus de 100 000 auditeurs.
En Pologne, après 1989, les médias publics ont toujours fonctionné selon un système de favoritisme : les gagnants des élections mettaient la main sur la radio et la télévision publiques, viraient quelques journalistes, modifiaient la programmation et embauchaient dans les stations leurs propres éléments. Les journalistes devaient apprendre à naviguer dans cette ambiance et à s’adapter pour survivre. Ce système a construit un service public politiquement biaisé, mais globalement professionnel, dans lequel journalistes et rédacteurs en chef pouvaient maintenir des poches d’indépendance. La qualité technique était bonne, les standards professionnels encore respectés et certains organes de presse publics, comme Trojka – une radio nationale auréolée d’une longue et glorieuse histoire –, étaient extrêmement aimés et suivis par des millions de Polonais.
Tout cela a changé brutalement en 2015. Le parti Droit et Justice (PiS) voulait utiliser les médias publics comme un outil direct de propagande pour changer le pays. Des centaines de journalistes ont été licenciés, la plupart pour des raisons politiques, certains sont partis de leur plein gré. La télévision publique, particulièrement, s’est transformée en champ de bataille de propagande. Les interférences politiques et les manipulations primitives ont frôlé le grotesque.
Le résultat final est une chute complète de la crédibilité des médias publics, une baisse dramatique des chiffres des audiences, particulièrement pour Polskie Radio. Beaucoup de journalistes ont rejoint des stations commerciales. Certains, comme moi, ont lancé leurs propres podcasts. Deux radios, fondées par d’anciens journalistes de Trojka, ont été créées avec succès sur Internet.
Jusqu’à il y a peu, le parti PiS avait échoué largement à détruire les médias privés. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Pendant longtemps, les autorités ont tenté de désavouer les médias appartenant à des fonds étrangers et insisté sur la nécessité de «renationaliser» le secteur privé de l’information. Jaroslaw Kaczynski s’est pourtant trouvé un solide opposant : la chaîne de télévision TVN, la plus critique vis-à-vis du gouvernement, appartient à des Américains. Lorsqu’il y a deux ans, les autorités ont attaqué la chaîne en l’accusant d’inciter à la haine et à ne pas respecter la loi, l’ambassadeur américain est intervenu personnellement, et Kaczynski a rétropédalé sans gloire.
Plus récemment, le gouvernement a testé une approche différente. La compagnie pétrolière Orlen – la plus importante entreprise d’Etat polonaise – vient juste d’acquérir Polska Press, un réseau de médias régionaux. Le pouvoir avait aussi l’intention d’introduire un nouvel impôt sur la publicité qui aurait lourdement touché les médias privés. Mais un membre de la coalition au gouvernement a défié Kaczynski et le projet a été retiré.
Que l’Union européenne pointe le manque de liberté de la presse en Pologne est une autre affaire. D’habitude, le gouvernement s’empare de la moindre excuse pour critiquer les institutions de l’UE sur tous les sujets et adore se présenter comme le défenseur acharné de l’identité polonaise. Mais le fait est que la Pologne est une nation profondément pro-UE et jouer la carte anti-UE a ses limites.
Le gouvernement ne semble pas avoir abandonné toute idée d’atteindre les médias privés, particulièrement ceux appartenant à des étrangers et surtout à des sociétés allemandes. Pourtant, au cours des trente dernières années, la Pologne a réussi à développer plusieurs médias solides, financièrement viables. Nous disposons encore d’une scène médiatique vibrante qui critique vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept le gouvernement. Il n’y a pas de doute, la lutte pour une presse libre en Pologne continue.