Des rayons de soleil percent la grisaille matinale, s’invitant paresseusement sur la place du marché de la petite ville polonaise de Góra Kalwaria. Il n’est même pas huit heures que, déjà, les allées fourmillent de clients, surtout de retraités, venus faire des emplettes sur cet espace de gravier transformé en véritable foire commerciale. On trouve de tout : là un kiosque de vêtements d’occasion, ici des vendeurs de fleurs. Dans cette localité située à une quarantaine de kilomètres au sud de Varsovie, entre les étals de légumes, la politique s’immisce dans les discussions. Surtout à la veille des élections parlementaires, renouvelant Chambre basse et Sénat, qui se tiendront ce dimanche 15 octobre.
«Nous voulons la continuation de ce gouvernement, qui n’a que du bon», lance Waldemar Mroczek, 61 ans, un vendeur de charbon au visage rond, casquette vissée sur la tête. Lui donnera son suffrage au parti national-conservateur au pouvoir, Droit et Justice (PiS), «qui investit dans les poches des familles et des Polonais ordinaires». Car ce qui fait sa force de séduction, auprès d’électeurs comme Waldemar Mroczek, c’est en grande partie l’ambitieux programme d’aide sociale mis en place dès l’accession au pouvoir du parti, en 2015.
Reportage
Si «beaucoup de commerçants soutiennent le PiS sur ce marché», comme le prétend Waldemar, Góra Kalwaria est pourtant loin d’en constituer un bastion. Adossée à la Vistule, avec ses églises et rues proprettes, une partie de la ville vit de l’agriculture, quand beaucoup de ses 12 000 habitants se rendent dans la capitale pour y travailler. Mais sa spécificité, c’est d’être le concentré d’une Pologne coupée en deux. Lors des dernières élections législatives de 2019, le PiS y avait récolté un peu plus de 43 % des suffrages, tandis que les trois partis d’opposition démocratique confondus avaient obtenu près de 47 %. Soit, à peu de chose près, le même résultat qu’à l’échelle de tout le pays.
Lorsqu’il évoque l’opposition, menée par la Coalition civique (KO) centriste libérale de Donald Tusk, Waldemar Mroczek grimace. «Quand il était au pouvoir, les gens travaillaient plus pour moins. Et nous voulons la paix et la tranquillité, pas d’immigrés», débite-t-il. La propagande du PiS, entonnée par l’audiovisuel public soumis au politique, trouve là un écho favorable. Tusk serait ainsi un «traître», tantôt inféodé aux intérêts de Berlin, tantôt à ceux de Moscou, prompt à sacrifier une partie du pays en cas de conflit avec la Russie, ou encore à faire «entrer des migrants» en Pologne. Une passante, tendant l’oreille, s’exclame : «Il a bien raison !»
Débat public au vitriol
Dans l’allée, Krzysztof, un ami de Waldemar, plébiscitera lui aussi la formation au pouvoir, non mécontent de ses treizième et quatorzième mois de retraite supplémentaires, une largesse du PiS. «Mais dans ma famille, beaucoup ne pensent pas ainsi. Avec mon beau-frère, on ne se parle plus, et c’est tant mieux, tranche ce vigile à la retraite. Ici à Góra Kalwaria, on vit en harmonie, mais les gauchistes sont invivables, ils regardent les gens de haut…» Et Waldemar de lui couper la parole, cinglant : «L’opposition ne nous propose que la guerre, s’attaquant au catholicisme et à notre défunt pape Jean Paul II.»
Un ton à l’image du débat public au vitriol. Une «révolution conservatrice» et huit années de national-populisme plus tard, c’est une Pologne polarisée à l’extrême qui s’apprête à converger vers les urnes. Un clivage exacerbé par la myriade de violations constitutionnelles, d’invectives à l’encontre de la communauté LGBT+ ou par la restriction féroce du droit à l’IVG, en 2021. A l’échelle européenne, la Pologne fait désormais partie des pays les plus clivés, bien avant la France, selon l’indicateur du consortium de recherche international Digital Society Project.
Si, à l’échelle nationale, le PiS demeure en tête des intentions de vote, oscillant autour de 34 %, sa majorité est loin d’être assurée. C’est un scrutin sur le fil du rasoir qui se profile : son score renversant de 43 % obtenu en 2019 paraît inatteignable cette année. Il ne s’agit donc pas de conquérir de nouveaux électeurs, mais bien de mobiliser les siens, les persuader de se rendre aux urnes. Quitte à jouer la polarisation à son paroxysme et verser dans la surenchère. Pour les deux camps, le scrutin de dimanche prend une allure existentielle. Jaroslaw Kaczynski, le fondateur du parti au pouvoir, estime qu’il s’agit d’un «choix radical», «la sécurité ou le chaos». Tandis que, pour nombre de défenseurs de l’Etat de droit, le scrutin consolidera, en cas de troisième mandat du PiS, la dérive illibérale déjà à l’œuvre et calquant la Hongrie de Viktor Orbán.
Climat de haine
Deux Pologne, deux modèles de société qui se regardent en chiens de faïence, jusqu’à faire voler en éclats familles et amitiés. L’une libérale, europhile, surtout urbaine ; la seconde, ultraconservatrice, nationaliste, plutôt rurale. «Oui, j’ai peur d’un retour de Tusk au pouvoir : je suis catholique, comment peut-on voter pour un parti qui soutient la mort d’enfants ?» s’interroge Jacek Strzeszewski, 42 ans et la carrure imposante, en référence à la loi sur l’avortement, durcie sous le PiS. «Dans le coin où j’habite, à une vingtaine de kilomètres d’ici, 80 % des gens votent pour le PiS, et donc on s’entend tous bien», témoigne ce vendeur de légumes, rencontré sur le marché de Góra Kalwaria. S’il connaît des gens qui soutiennent l’opposition, il tente d’éviter les sujets qui fâchent. «Moi, je suis un conservateur», répète celui qui «n’est pas raciste» mais avoue «préférer vivre aux côtés de blancs».
Le maire de Góra Kalwaria, Arkadiusz Strzyżewski, flanqué de drapeaux européen et polonais dans son bureau, tente de jouer les pacificateurs. «J’ai grandi ici, on me voit avant tout comme une personne engagée auprès de la communauté», dit ce membre de la Plateforme civique, le parti de Tusk. A regret, il constate «un niveau d’agressivité élevé dans les rues, comme dans l’arène politique, avec des zélés d’un côté comme de l’autre». A Góra Kalwaria, «parfois il y en a qui arrachent des affiches», sans parler des empoignades et des candidats se faisant insulter. Se montrant implacable quant au bilan du PiS, il étrille la télévision publique TVP qui «sature de haine le débat» et il en veut à «ceux qui au sommet ont divisé la population. Ce n’était pas comme ça avant», se désole l’édile. Une hostilité que le contexte électoral ne fait qu’amplifier : «Des entrepreneurs hésitent à suspendre des bannières de candidats devant leur commerce, craignant de perdre des clients.»
Reportage
Ces dernières semaines, semble-t-il, un seuil a été franchi. Des aspirants députés, en particulier d’opposition, ont été victimes d’agressions physiques, aux quatre coins de la Pologne. Comme le 24 septembre, lorsqu’une candidate de KO à la Diète, faisant campagne dans les rues de Koszalin, dans le nord du pays, a «été poussée, attrapée par le cou et insultée» par un parfait inconnu. Plus récemment, le 6 octobre, dans la ville de Lódz, un incident a bien failli tourner au drame : un forcené, couteau à la main, s’est introduit dans le bureau du sénateur de l’opposition Krzysztof Kwiatkowski, le taxant de «traître à la Pologne». Il a déguerpi aussitôt que la directrice de bureau a appelé la police. En 2019, l’assassinat du maire de Gdansk, Pawel Adamowicz, avait frappé l’imaginaire collectif : son assaillant, un déséquilibré, fut suspecté d’avoir été influencé par le climat de haine ambiant.
«Les gens sont sur les nerfs, même au sein de l’opposition démocratique : le langage agressif, auparavant inacceptable, y est devenu la norme. De l’autre côté, au PiS, ils sont passés de l’incitation à la haine à l’acceptation ouverte de la violence», regrette Slawomir Sierakowski, sociologue et directeur de la revue Krytyka Polityczna. C’est d’ailleurs Jaroslaw Kaczyński qui appelait, en août, à «persécuter moralement» le «camp de la trahison nationale qui cherche à conquérir le pouvoir», jusqu’à employer le terme «exterminer».
La mort de son frère jumeau, Lech Kaczyński lors de l’écrasement de son avion présidentiel au-dessus de Smolensk, en Russie, en 2010, a constitué un vecteur puissant de radicalisation du chef du parti, devenu terreau de théories du complot. «Depuis, le PiS, un parti de droite modérée au départ, n’a eu de cesse de s’éloigner des idéaux de démocratie libérale. Aujourd’hui, le pouvoir diffame ses opposants, en établissant des ennemis. Pour polariser, le PiS joue sur l’affect, en s’érigeant en unique défenseur de la souveraineté polonaise», analyse Przemyslaw Witkowski, chercheur en extrémisme politique et professeur au Collegium Civitas de Varsovie. D’aucuns voient aussi une logique populiste derrière le référendum qui se tiendra le jour du scrutin, portant notamment sur la thématique migratoire, véritable carburant électoral.
«On ne s’écoute plus»
Ce torrent de haine n’épargne pas la scène culturelle. Le film Green Border, de la cinéaste polonaise Agnieszka Holland – une fiction documentée sur la crise humanitaire à la frontière polono-bélarusse – a ainsi été transformé en instrument de campagne, le PiS ayant comparé son œuvre à la propagande nazie. Un film «anti-polonais qui cherche à aider l’opposition», peste Waldemar, sur le marché, qui admet ne pas vouloir aller le voir. «En tout cas, ça mobilise les gens de droite comme moi à vouloir voter.»
A quelques minutes de là, dans sa boutique de réparation de vélos, Aneta Kida, 48 ans, se montre pour sa part remontée contre le PiS. «J’ai peur qu’ils nous fassent sortir de l’UE en cas de réélection.» Café latté entre les mains, l’entrepreneuse aux cheveux blonds et courts pourfend les «allocations distribuées à tout-va par le PiS visant à acheter les votes des campagnes». Avant d’admettre : «On ne s’écoute plus.»
De part et d’autre, on se renvoie la responsabilité. Pour Danuta et Elzbieta, toutes deux 65 ans et sortant de la messe de midi, «ce climat est provoqué avant tout par l’opposition, qui proteste pour un rien». Elzbieta renchérit : «Ces gens sont pleins de haine, s’en prenant à l’Eglise et à la religion. L’autre jour, j’étais à un dîner entre anciennes copines, et elles n’ont fait que pester contre le PiS. C’était bien la dernière fois que je les voyais.» Il est un point sur lequel tous ou presque s’accordent, sympathisants du PiS ou non : la société n’a jamais été aussi déchirée.