Interviews, reportages, analyses… Deux ans après l’invasion de l’Ukraine, le «Libé des Ukrainiens» donne de nouveau la parole aux habitants d’un pays meurtri. De Kyiv à Kharkiv, de Lviv au Donbass, un tour d’Ukraine intimiste et engagé auprès d’une société déchirée. Tous les articles de notre dossier.
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Soldat Mujkevich Oleh, 13 janvier 2002-30 janvier 2023. Soldat Vyshatytskyi Vladislav, 20 août 2001-3 mars 2023. Sous-lieutenant Milyan Andrii, 23 septembre 1987-17 janvier 2024. Soldat Seredin Roman, 21 mai 1982-03 février 2024. «Mémoire éternelle.» «Les héros ne meurent pas.» «Gloire éternelle au héros de l’Ukraine.» Chaque tombe est surmontée d’une croix, d’un portrait et d’un drapeau ukrainien, parfois accompagné de l’étendard d’un bataillon. Et de montagnes de couronnes de fleurs, de lumignons, de peluches…
Le carré militaire du cimetière Lychakiv, à Lviv, dans l’ouest du pays, n’en finit plus de s’étendre. En deux ans, 572 tombes ont été creusées, le terrain est préparé pour pouvoir en accueillir le triple. Le «champ de Mars», une allée en marbre rose pavée des noms de soldats morts pendant la Seconde Guerre mondiale, vient d’être démonté pour laisser la place aux futurs héros tombés pour la patrie. Il en est à Lviv comme dans toute l’Ukraine, d’ouest en est. Pas un jour sans un enterrement, une cérémonie funéraire, une minute de silence.
A l’autre bout du pays, à Kharkiv, l’«allée de la gloire», hérissée de drapeaux jaune et bleu, a grignoté elle aussi un immense terrain vague. Durant les huit premières années de la guerre, entre 2014 et 2022, 85 tombes ont été creusées. Aujourd’hui, elles se comptent par centaines. Le nombre exact reste confidentiel. «On ne donne pas les chiffres, mais vous pouvez aller voir par vous-même», soupire le directeur des pompes funèbres municipales, Ihor Lyakhov. A vue d’œil, plus d’un millier. Oleksandra, 27 ans, a enterré la veille son mari, Viktor, qui aurait dû fêter ses 40 ans au mois de mai. Selon la coutume, elle est revenue en ce jour morne pour «petit-déjeuner» avec le défunt, c’est-à-dire boire quelques shots de cognac, sans trinquer, transie par un vent glacé et pataugeant dans la boue avec sa meilleure amie, Ioulia. Un beau visage sourit en plissant les yeux sur le portrait funéraire accroché à la croix. La jeune veuve, les cheveux ceints d’un bandeau noir, parle d’une voix atone, en regardant dans le vide. «Il est parti en septembre en me disant : « Lapin, je vais en buter quelques-uns, pour défendre le pays et te protéger toi, et je rentre à la maison. » Mais il n’est jamais revenu.» Huit des camarades de classe d’Oleksandra, et la plupart des hommes de son entourage qui ont été mobilisés au début de l’invasion, sont morts. Viktor, ingénieur des ponts et chaussées dans le civil, était devenu grenadier dans l’armée. Le 30 janvier, il a été tué par un drone, près d’Avdiivka, l’un des points les plus chauds du front en ce début d’année, et que les Ukrainiens sont sur le point de perdre. «Il savait qu’il pouvait mourir, mais il me disait que j’étais forte et que je survivrais. Ce n’est pas vrai. Ils ont saigné le pays. Bientôt, il ne restera plus personne à tuer.»