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Interview

Iran : «La disparition d’Ebrahim Raïssi donne une note de fragilité à un système qui n’en avait pas besoin»

Pour Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po, la mort du président aura surtout des conséquences sur la succession du Guide suprême, dont il était le dauphin.
Le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, à Téhéran le 10 mai. (Atta Kenare/AFP)
publié le 20 mai 2024 à 19h31

Le chercheur, spécialiste des relations internationales, note que la continuité du pouvoir est assurée par le Guide Ali Khamenei et par son bureau. Mais il n’exclut pas l’émergence d’un mouvement de contestation, à l’image de celui qui a secoué le pays à l’automne 2022.

Quels impacts la mort d’Ebrahim Raïssi peut-elle avoir sur le plan interne ?

Au premier regard, les conséquences ne seront pas énormes, pour une raison simple : l’essentiel du pouvoir se trouve entre les mains du Guide suprême, Ali Khamenei. Le président de la République, même s’il est élu au suffrage universel et s’il se trouve au centre des institutions connues d’autres pays, est davantage dans un rôle exécutif, plutôt qu’en capacité de définir une ligne politique. La disparition d’Ebrahim Raïssi reste tout de même un événement majeur, qui vient bouleverser l’équilibre et donner une note de fragilité à un système qui n’en avait pas besoin. Il était un candidat sérieux à la succession du Guide, 85 ans, réputé malade. C’est peut-être le favori qui disparaît des écrans. Reste une autre question : est-ce que la disparition de cet homme, plutôt source de consensus parmi les barons du régime, ouvre la porte à une plus grande influence des pasdaran, les Gardiens de la révolution, force montante en Iran ?

Une nouvelle élection présidentielle sera organisée dans cinquante jours. Le balancier peut-il pencher du côté des libéraux ?

Ceux-ci sont aujourd’hui extrêmement marginalisés. Nous ne sommes plus à l’époque d’Hassan Rohani et de son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif. Du fait de Donald Trump [qui a ordonné le retrait unilatéral des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien en 2018, ndlr], les libéraux se sont effacés de la sphère du pouvoir, ils n’ont plus d’oxygène. Trump les a privés de la perspective d’entrer dans la mondialisation, de nouer des relations avec des pays occidentaux. C’était ce qui faisait vivre ce courant. Depuis les mouvements de l’automne 2022, liés à la mort de Mahsa Amini, ils sont coincés entre leur fidélité à la République islamique et la volonté de ne pas se couper de la société, de la jeunesse, des femmes et des minorités ethniques. Sur le plan régional, au milieu des grandes tensions liées à Israël, ils ont du mal à trouver leur place. C’est un courant en situation «d’hibernation». Il n’existe aujourd’hui aucun élément propice à la reconquête d’un soutien fort pour gagner. On l’a vu lors des législatives de mars, d’où les conservateurs sont ressortis vainqueurs.

Dans le camp conservateur, où différentes nuances coexistent, qui est le mieux placé pour l’emporter ?

L’ex-président Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013) portait un modèle néopopuliste de gauche, lui qui admirait Hugo Chávez, plus que des discours religieux. Or, son courant est affaibli, il n’a pas d’équivalent. Ebrahim Raïssi était au contraire fortement investi dans le respect des lois religieuses, via la police des mœurs. Mais l’enjeu fondamental ne réside pas dans l’élection du futur président de la République. La vraie question, c’est la succession de Khamenei. Avec la disparition de Raïssi, il y a comme qui dirait un trou dans la raquette. Il est difficile d’envisager un candidat de rechange. La prime est désormais donnée au fils de Khamenei, Mojtaba. Or certains ont des réserves sur une succession dynastique. N’oublions pas non plus le poids des militaires. Certains, charismatiques, ont été supprimés par les Etats-Unis et Israël, et donnent aux chefs militaires actuels une carrure de martyrs qui peut jouer.

Peut-on s’attendre à une vague de manifestations ?

Les opposants présents à l’étranger disent que sa disparition peut renforcer le mouvement de contestation. C’est un scénario à ne pas négliger, car le feu couve depuis longtemps sous les cendres. Le mouvement le plus puissant, celui de l’automne 2022, n’a probablement été déclenché par aucune organisation ou aucun leadership installé. Il est parti du fond de la société, comme tous les vrais mouvements sociaux.

Quelles répercussions peut-on envisager sur la scène régionale et internationale ?

La ligne politique ne se décide pas au niveau du président. La continuité est assurée par Khamenei et par son bureau – presque son gouvernement à lui. Mais il est vrai que Raïssi incarnait une ligne forte, intransigeante sur son opposition à Israël tant que sur sa volonté de pérenniser le programme nucléaire. Un petit flottement aura quand même lieu dans les prochains jours. Le ministre des Affaires étrangères décédé, Hossein Amir Abdollahian, était de tous les coups. Les deux interlocuteurs de la diplomatie iranienne ont de fait disparu. Le chaînon qui exécute la ligne s’est cassé.