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«Irréversiblement altérés» : deux ans de guerre dans le viseur de l’Ukrainienne Daria Svertilova

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
La native d’Odessa pose sur la guerre un regard délicat et tourmenté, contant d’un point de vue intime l’impact du conflit sur sa vie, celle de ses proches et de tous les Ukrainiens.
Klementyna (s'identifie avec le pronom iel). «J'ai rencontré Klementyna à Dnipro au printemps dernier, alors qu'iel était en rééducation, suite à une blessure à la jambe. Iel avait alors 22 ans et était enrôlée dans une brigade mécanisée en tant qu'opératrice de drone. Klementyna est née en Crimée et y a vécue jusqu'en 2015, avant d'être contrainte de partir lorsque la Russie a occupé le territoire. Alors que l'invasion russe à grande échelle a commencé, iel a décidé que la seule solution était de s'engager dans l'armée, se sentant suffisamment adulte cette fois pour prendre ce genre de décision. "Le chemin de la maison passe par la guerre, car ma maison, c'est la Crimée. Personne n'est né pour faire la guerre, mais aujourd'hui, tout le monde doit se battre, quels que soient l'âge, la religion, le genre et le milieu culturel". Avant 2022, Klementyna vivait en Allemagne.» (Daria Svertilova)
par Tess Raimbeau et photos Daria Svertilova
publié le 24 février 2024 à 15h04

«Je regarde autour de moi et je ne reconnais rien. Je vois des bâtiments en ruine, des terrains minés, des musées aux murs vides ; les visages familiers sont plus vieux, plus tristes ; je vois des jeunes qui viennent à peine de commencer à vivre – ils portent des uniformes et vont quelque part “à l’est” – en reviendront-ils jamais ?»

S’il y a une chose que Daria Svertilova tient à transmettre, c’est à quel point aucun Ukrainien ne sortira indemne de ce conflit dramatique. «Irréversiblement altérés», comme elle a délicatement nommé sa série. Elle la première. Après le 24 février 2022, Paris est un refuge. Elle retourne cependant rapidement à Kyiv et vit depuis entre les deux capitales. La jeune photographe documente le conflit pour la presse, mais aussi de manière plus intime, utilisant les images comme un journal de bord, suspendant l’émotion d’un moment. Elle retourne dans l’appartement familial odessite, quitté précipitamment par ses parents, fige des fleurs fanées, témoins de «l’avant», quand la douceur régnait encore sur le quotidien. Elle photographie ses amies, artistes dans des ateliers non chauffés au cœur de l’hiver glacé. Elle portraitise des soldates, opérant au plus près du front quand quelques mois auparavant elles étaient encore étudiantes, chercheuses, programmatrices de clubs du milieu underground kyivien…

Les images que Daria nous transmet sont puissantes et ses mots le sont tout autant : «Je vois de multiples adieux dans les gares, des tombes fraîches sur les terres brûlées. Deux couleurs flottent au-dessus d’elles. Je vois une grande résilience et un grand courage alors que le monde autour de moi s’effondre ; j’entends des sirènes et des explosions, je cours et je cherche un endroit où me cacher. Il y en a un entre deux murs : je m’assois et je regarde fixement dans l’obscurité et l’obscurité me regarde. Un sentiment inquiétant m’étouffe, je me dis : “Réveille-toi et ça sera fini.” J’ouvre les yeux et le cauchemar continue.»

Sa série est exposée jusqu’au 23 mars, au Hangar à Bruxelles, dans le cadre d’une exposition collective.