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IVG : de Santiago à Dublin, un droit à conquérir ou à défendre

Cinquante ans après le Manifeste des 343 en France, des militantes chilienne, maltaise, polonaise, allemande, sud-coréenne et irlandaise racontent leur combat pour le droit à l’avortement.
Lors d'une manifestation en faveur de l'IVG devant la Cour constitutionnelle polonaise, à Varsovie, le 28 janvier. (Wojtek Radwanski/AFP)
publié le 5 avril 2021 à 15h07

Camila Maturana

Avocate de l’association féministe «Humanas» (Humaines) et co-autrice de la proposition de loi pour dépénaliser l’avortement au Chili, examinée en ce moment au Parlement.

«Au Chili, nous disposons depuis 2017 d’une loi qui permet d’avorter dans trois cas : si la grossesse met en danger la vie de la mère, si le fœtus n’est pas viable et en cas de viol. Cette loi a représenté une avancée importante puisque depuis la dictature [du général Pinochet, de 1973 à 1990], l’avortement était criminalisé dans tous les cas, sans exception. Environ 800 avortements légaux ont lieu chaque année, mais de nombreux obstacles demeurent. Par exemple, 50,5 % des gynécologues des hôpitaux publics sont objecteurs de conscience.

«En parallèle, les femmes continuent d’avorter pour d’autres raisons que celles prévues par la loi. En cas de complications, si elles sont soupçonnées d’avoir avorté, l’hôpital appelle les Carabiniers. Elles sont interrogées tout juste sorties de la salle d’opération, c’est inacceptable. Avec l’association Humanas, nous avons préparé une proposition de loi, que nous avons soumise à des parlementaires et qui est examinée en ce moment par le Congrès, pour dépénaliser l’avortement jusqu’à quatorze semaines de grossesse, quel que soit le motif. Ce texte a pour but de nous demander – en tant que société – si nous souhaitons continuer d’imposer la prison [jusqu’à cinq ans actuellement] aux femmes et filles qui interrompent leur grossesse.

«En tant qu’association féministe, nous souhaiterions aller plus loin : nous pensons que l’accès à l’IVG doit être garanti à toutes les femmes et filles qui le souhaitent, comme prestation de santé gratuite. Cependant, comme le texte n’a pas le soutien du gouvernement [de droite], nous pouvons pour l’instant seulement tenter d’effacer du code pénal le délit d’avortement.»

Recueilli par Justine Fontaine, à Santiago.

Isabel Stabile

Professeure à l’université de Malte, membre de l’association Doctors for Choice et seule gynécologue maltaise ouvertement en faveur de l’avortement.

«A Malte, la loi anti-avortement est très stricte. Elle n’autorise l’IVG sous aucun prétexte. Quand des femmes qui veulent avorter viennent me voir, ce qui arrive deux à trois fois par semaine, le principal conseil que je peux leur donner est de quitter le pays. Si elles n’en ont pas les moyens, la seule option restante est de commander une pilule abortive sur Internet. Avec le Covid, tout est devenu encore plus compliqué. C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui pour une femme qui veut avorter à l’étranger de prétendre qu’elle va passer quelques jours de vacances à Londres pour faire du shopping et voir quelques amis. Sa famille va comprendre.

«Le recours aux pilules abortives a augmenté, au moins une femme y aurait recours tous les jours. C’est beaucoup [l’île compte 500 000 habitants]. En tant que gynécologue, je dois me plier aux lois, qui prévoient des peines de prison pour les médecins qui pratiquent l’avortement. La seule chose que je puisse faire, c’est donner des informations aux femmes qui viennent me voir. Si l’une d’elles me demande “pouvez-vous m’aider pendant l’avortement“, je suis obligée de lui répondre non.

«L’IVG ne devrait pas être considérée comme un crime. C’est ridicule de vouloir envoyer les femmes qui avortent en prison. Cela ne les empêche pas de le faire, ça les prive juste de tout soutien. Nous voudrions changer la loi, mais c’est un objectif ambitieux. S’il y avait un référendum à ce sujet aujourd’hui, nous perdrions. La grande majorité de la population reste farouchement opposée à l’IVG et l’emprise de l’Eglise catholique est très importante. L’éducation sexuelle se borne à promouvoir l’abstinence, et à l’accès à la contraception ou à des informations fiables sur l’avortement peut encore être difficile.»

Recueilli par Nelly Didelot.

Krystyna Kacpura

Directrice de Federa, le planning familial polonais.

«Depuis l’année dernière, l’avortement légal n’existe quasiment plus en Pologne. Le Tribunal constitutionnel a interdit les IVG en cas de malformation du fœtus, qui représentaient la très grande majorité des avortements. Les deux seuls motifs encore valables sont le viol et la mise en danger de la vie de la mère. Or un groupe fondamentaliste vient de déposer un projet de loi pour interdire l’IVG après un viol.

«Les femmes qui apprennent que leur fœtus est mal formé sont dans une situation extrêmement compliquée car leur avortement est nécessairement tardif. En général, elles reçoivent les résultats des tests prénataux après 18 à 20 semaines de grossesse. Ces femmes sont désespérées mais elles ne reçoivent aucune aide. Le gouvernement s’est contenté de proposer qu’elles aient accès à une pièce dans les hôpitaux où elles pourraient pleurer après le diagnostic…

«Nous essayons d’interpréter la loi dans notre sens et de montrer que la mise en danger de la santé de la mère concerne aussi sa santé mentale. Nous cherchons des psychologues et des psychiatres pour délivrer des expertises en ce sens mais c’est très compliqué. Les gynécologues réclament plusieurs avis médicaux. Depuis le mois de janvier, seules quelques femmes ont réussi à avorter pour ce motif. La plupart vont à l’étranger. Nous recevons régulièrement des menaces, des insultes, des photos de nous couvertes de sang. Depuis trente ans, je m’y suis habituée. Les seules armes de ces gens sont la haine. Ils veulent occuper tout notre temps et notre énergie, pour nous empêcher de continuer le combat. Mais nous ne tomberons pas dans leur piège. Nous n’avons pas peur.»

Recueilli par Nelly Didelot.

Kristina Hänel

Gynécologue à Gießen (Hesse, Allemagne).

«J’ai commencé à travailler pour Pro Familia [l’équivalent du Planning familial, ndlr] en 1981. C’est ainsi qu’a débuté mon engagement pour les grossesses non désirées. Ensuite, lorsque nous avons essayé de créer un centre médical où l’on pourrait pratiquer des avortements en plus des conseils aux femmes, j’ai connu pour la première fois des attaques massives des anti-IVG. En l’occurence, les évangéliques. Depuis 2005, j’ai été inculpée à plusieurs reprises en vertu du paragraphe 219a du code pénal allemand. Ce dernier, qui date de 1933, interdit la publicité pour l’IVG. Dans chaque cas, la procédure a été abandonnée.

«Mais en 2017, une plainte a conduit pour la première fois à une convocation au tribunal. J’ai été condamnée à payer 6 000 euros d’amende. J’ai fait appel à plusieurs reprises, mais le verdict a été confirmé dans plusieurs instances, la dernière fois avec une amende de 2 500 euros. Nous avons alors déposé une plainte constitutionnelle auprès de la plus haute juridiction allemande, la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe. Nous pensons que le paragraphe 219a n’est pas compatible avec la Loi fondamentale. Cependant, je ne suis plus autorisée à dire publiquement en Allemagne quelles méthodes j’utilise pour pratiquer des avortements. J’ai donc dû retirer du site mes informations, dans lesquelles j’expliquais les méthodes, les risques et les effets secondaires.

«Je vois principalement deux causes à ce conservatisme en Allemagne : l’une est ce passé national-socialiste mal digéré, avec l’assimilation de la définition de “femme“ à celle de “mère “. L’autre est qu’en Allemagne, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, telle que définie dans la Loi fondamentale, n’a jamais été mise en œuvre dans la réalité, comme c’est le cas en France, par exemple. Cela signifie que nous avons un pourcentage de plus en plus faible de la population qui est influencée par la religion et qui est membre d’une communauté religieuse, mais qui a une influence énorme dans les soins de santé, dans la politique, dans le secteur social.

«Concernant la création d’un délit d’entrave à l’IVG, nous sommes très envieuses de la France… Cela dit, depuis 2017, beaucoup de choses se sont passées en Allemagne. Il y a beaucoup de reportages sur le sujet, nombreux sont ceux qui tentent de donner des informations factuelles, nombreuses sont les personnes concernées qui s’expriment et font état des abus et des humiliations qu’elles ont subis lorsqu’elles cherchent à avorter.»

Recueilli par Johanna Luyssen.

Na Young

Cofondatrice de Share, center for Sexual rights and reproductive justice et coprésidente de Joint action for reproductive justice, deux organisations coréennes de défense des droits des femmes.

«J’ai commencé à travailler pour la dépénalisation de l’avortement en 2010, lorsque cette question est apparue dans l’agenda social de la Corée du Sud. J’ai lancé l’association féministe Joint action for reproductive justice, en 2017 et fondé Share en 2019 avec d’autres militants, avocats, médecins et chercheurs.

«En avril 2019, la Cour constitutionnelle a jugé illégale la criminalisation de l’IVG, en vigueur depuis 1953, et a ordonné aux députés d’amender la législation avant fin 2020. Comme ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord, l’ancienne loi anti-IVG est devenue caduque. L’IVG est donc décriminalisée, mais il reste un vide juridique. Désormais, nous nous concentrons sur la construction d’un système public qui garantit nos droits et fournit des services complets, y compris les soins de santé et l’éducation. Nous exhortons le gouvernement à autoriser la mifépristone et à inclure les soins liés à l’avortement dans la couverture nationale d’assurance maladie.

«En particulier, Share a annoncé la loi-cadre sur la garantie des droits sexuels et reproductifs et l’a proposée aux membres de l’Assemblée nationale. Nous avons aussi publié le Guide de l’avortement sécurisé pour les conseillers et les professions médicales. Le gouvernement doit annoncer que l’avortement n’est plus un crime et qu’il sera maintenant traité comme un service médical. Il est très important d’éliminer la stigmatisation et d’encourager les professionnels de santé à aider les personnes qui doivent recourir à une IVG.»

Recueilli par Louis Palligiano, à Séoul.

Gaye et Gerry Edwards

Pendant presque vingt ans, Gaye et Gerry Edwards ont fait campagne sans relâche pour la libéralisation de l’avortement en Irlande, finalement obtenue par référendum le 25 mai 2018. En 2001, le couple avait dû se rendre au Royaume-Uni pour l’interruption de grossesse de leur fils Joshua, atteint d’une malformation congénitale fatale.

«Quand j’ai vu récemment les images d’un tout petit tractopelle sur les rives du canal de Suez tentant de libérer le gargantuesque porte-container Ever Green, je me suis rappelée ce long mais persistant grignotage dans lequel nous nous sommes engagés pour libérer notre pays des restrictions législatives et constitutionnelles, fermement ancrées et oppressives, de notre liberté de reproduction. Nous faisions face à des forces globales énormes déterminées à maintenir le statu quo.

«Paradoxalement, je pense passionnément qu’aucune raison justifiant une décision d’avorter ne devrait être demandée ou imposée. Mais, pour entraîner le changement, il a été crucialement important de susciter une réflexion plus profonde sur certaines des raisons qui peuvent pousser une femme à choisir d’interrompre une grossesse. Comment ai-je pu décider, à la moitié de ma grossesse, que je ne souhaitais plus continuer ? Spécifiquement alors qu’il s’agissait d’une grossesse désirée et célébrée ? Mes circonstances n’avaient rien d’exceptionnel. A vingt semaines de grossesse, j’ai appris que mon bébé n’avait aucune chance de survivre après la naissance en raison d’une condition médicale, l’anencéphalie [anomalie congénitale du système nerveux, qui signifie que le canal neural reste ouvert. Le cerveau ou une partie du cerveau manquent, ndlr]. Mes médecins ne m’ont offert aucun autre choix que celui de poursuivre ma grossesse jusqu’à son terme. L’injustice de devoir me tourner vers des étrangers, dans un autre pays, m’ont poussé à entrer en campagne pour le changement de la loi.

«Comme le tractopelle dans le canal de Suez, ça semblait au début impossible. Mais un petit groupe d’activistes déterminés a rassemblé le pays, et, ensemble, nous avons finalement légalisé l’accès à l’avortement en Irlande.»

Recueilli par Sonia Delesalle-Stolper.