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Libération
Témoignage

Journal d’une Gazaouie : «J’ai la chance d’avoir survécu à ces dernières heures avant la trêve»

Gaza, l'engrenagedossier
Nour Z. Jarada vit à Gaza depuis toujours. Pour «Libération», cette psychologue de Médecins du monde France raconte son quotidien dans l’enclave palestinienne. Septième épisode : l’annonce du cessez-le-feu entré en vigueur dimanche.
A Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 21 janvier 2025. (Abdel Kareem Hana/AP)
par Nour Z. Jarada
publié le 22 janvier 2025 à 16h15

Chaque jour qui passe nous rapproche un peu plus de la ville de Gaza. Le 15 janvier, l’annonce officielle d’un accord de cessez-le-feu représentait un pas de plus vers le retour à la maison. Nous avons tous attendu ce moment le cœur battant. Tremblante d’appréhension, je ne savais pas quoi faire, je me sentais désorientée et engourdie. Je me suis figée sur place, incapable ne serait-ce que de pleurer. Ma mère m’a enlacée à ce moment-là et je suis restée immobile, à demander : Est-ce vraiment fini ? Comment dois-je me sentir ? Que dois-je faire ? Je ne le savais pas. C’était un sentiment nouveau, inhabituel : le vide. Autour de moi, tout le monde est resté figé, choqué.

On nous a dit que la trêve commencerait le dimanche. Alors, jeudi, vendredi, samedi, dimanche, je me suis demandé si nous serions encore en vie. La peur a envahi mon cœur. Je ne pouvais pas accepter de perdre qui que ce soit sur ces derniers jours.

Et malheureusement, comme je le craignais, les tirs et les explosions se sont poursuivis, même après l’annonce. Alors que le moment approchait, ma peur ne faisait que s’intensifier. Le dimanche semblait si loin. Aux informations, j’ai vu les corps d’un ancien collègue et de sa famille entière ainsi que la scène déchirante d’un père essayant de réveiller sa fille déjà morte en lui répétant : «La guerre est finie, réveille-toi, réveille-toi, la guerre est terminée.»

Ces mots qui hantent

Je me demande si nous devrions oublier tous les détails, les mots, les termes qui se sont inexorablement tissés à nos vies. Mais comment les oublier quand chacun d’entre eux est lié aux événements dévastateurs qui sont ancrés dans nos mémoires ? Ces mots ne sont pas simplement des termes : ce sont les cicatrices de notre souffrance, les jalons de notre douleur commune.

Zones de combat, frappes aériennes, bombardements, déplacements, ordres d’évacuation, zones de danger, points de contrôle, hôpitaux de campagne, écoles de fortune, tentes, corridors humanitaires, bâches, camions humanitaires, farine avariée, profiteurs de guerre, famine, orphelins, disparus, blessés, dépouilles… Ces mots nous hantent, ce sont des rappels d’une souffrance que nous voudrions effacer tout en sachant que nous ne le pourrons jamais.

Mes collègues et moi avons dû nous livrer à des conversations douloureuses, éprouvantes, insoutenables. Allons-nous retrouver les corps de nos proches décédés sous les décombres de leur foyer ? Est-ce qu’ils porteront des vêtements que nous pourrons reconnaître ? Trouverons-nous leurs ossements et comment pourrons-nous les identifier ? Allons-nous trouver des débris de nos maisons ?

Nous avons décidé de rentrer rapidement. Je ne pourrai pas attendre, même s’il me faut pour cela marcher jusqu’à là-bas. Je ne voulais rien d’autre : je voulais aller dans ma rue, les ruines de ma maison, les décombres de ma vie. Je voulais voir mes proches, ma grand-mère et dire adieu aux corps de mes amis. Ce que nous avons vécu et enduré me peine profondément et un étrange sentiment que je n’arrive pas à comprendre m’envahit. Est-ce la joie douce-amère ? Le chagrin de la survie ? Le moment du deuil ? Le bonheur douloureux ? Je ne sais pas.

J’ai lu une phrase d’un auteur gazaoui qui disait : «La terre qui vous fait pleurer parce que l’heure est venue de la rencontrer : c’est cela, la terre natale. Seule la terre natale provoque cela.» Et je sais que ceux qui ont perdu leur ville connaissent bien ce sentiment.

Décombres

Au 16 janvier 2025, la guerre dévastatrice à Gaza avait déjà coûté la vie à plus de 46 000 Palestiniens, femmes et enfants représentant plus de la moitié des victimes. Mais le bilan va bien au-delà des vies humaines perdues. Environ 1,9 million de personnes, soit 90 % de la population de Gaza, ont été chassées de leur domicile. La destruction est inconcevable : la plupart des hôpitaux sont en ruines, d’innombrables écoles sont réduites à des décombres et des quartiers entiers ont été anéantis. Ces pertes ont laissé Gaza sans accès adéquat aux soins de santé, à l’éducation ou même aux premières nécessités. Et pour ajouter à ces tourments, des milliers de personnes restent portées disparues sous les décombres, leurs familles s’accrochant à un espoir fragile pendant que les opérations de sauvetage se poursuivent.

Pour reconstruire ne serait-ce que les fondations les plus anciennes de cette ville brisée, le coût sera immense et nécessitera des milliards. Mais tout l’argent du monde ne pourra compenser les innombrables vies perdues, les rêves inaboutis et le profond sentiment de perte qui enveloppe désormais Gaza. Il ne s’agit pas simplement d’une crise humanitaire : Gaza est un témoignage de la résilience sans faille d’un peuple qui a été confronté à une souffrance inimaginable et qui continue pourtant à se battre pour son droit à vivre, à reconstruire et à espérer. A cet instant, ce que je sais avec certitude, c’est la grandeur de notre peuple : des personnes qui se sont battues contre toutes les formes de souffrance, qui ont enduré des choses qui dépassent l’entendement, des gens qui méritent de vivre.

J’ai la chance d’avoir survécu à ces dernières heures avant la trêve. J’espère maintenant pouvoir écrire depuis la ville de Gaza, depuis le cœur du quartier de Rimal. Ce sera une nouvelle Nour qui écrira, avec encore plus d’amour pour sa ville et un chagrin encore plus profond pour tout ce que nous avons perdu. J’arrive, ma chère Gaza, mon cœur, je reviens vers toi. Nous savons que sans nous, tu es une ville sans âme, et sans toi, nous sommes perdus, incomplets et sans vie.