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Libération
Témoignage

Journal d’une Gazaouie : «Je soigne. Je m’effondre. Je soutiens. Je me brise»

Nour Z. Jarada vit à Gaza depuis toujours. Pour «Libération», cette psychologue de Médecins du monde raconte son quotidien dans l’enclave palestinienne. Douzième épisode : victime, soignante et témoin, un triple rôle impossible.
Dans les décombres d'une maison détruite par une frappe israélienne à Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, le 23 juillet. (Omar Al-Qattaa/AFP)
par Nour Z. Jarada
publié le 23 juillet 2025 à 20h48

Ce sont toujours les mêmes questions qu’on me pose. Les journalistes, mes amis, mes collègues. Les inconnus sur internet, derrière leurs écrans. «Comment fais-tu pour continuer ? Comment peux-tu encore aider les autres alors que toi-même tu souffres ? T’es-tu déjà effondrée ? Vas-tu encore tenir ?»

Parfois, je me les pose aussi.

Depuis plus de vingt-et-un mois, je vis une guerre ininterrompue. Je suis une professionnelle de la santé mentale, mais ici, ce titre ne suffit pas. A Gaza, on ne peut être une seule chose. Je suis thérapeute, certes, mais je suis aussi une femme qui pleure ses morts. Une mère qui tente de protéger ses enfants. Une fille qui a perdu des êtres chers. Une psychologue accablée par la guerre. Une âme brisée qui porte la douleur des autres. Une témoin d’horreurs qu’aucun mot ne saurait décrire. Une soignante qui saigne. Je suis tout cela à la fois, sans jamais pouvoir séparer les rôles. Je soigne. Je m’effondre. Je soutiens. Je me brise.

Dès les premières bombes, ma vie s’est fracturée. Je tente d’apaiser un peuple broyé par le traumatisme même si je pleure mes proches, même si je dois me relever après chaque nouvelle frappe. Je préserve ma voix pour témoigner, même quand la peur m’étrangle. Ce soir, en écrivant ces mots, je traverse l’une des nuits les plus noires de cette guerre. Je n’ai pas honte de l’écrire : j’ai faim. Et cette faim n’est pas un hasard. Elle est orchestrée, fruit d’un blocus et d’une politique, d’une volonté de nous écraser. Mais la honte n’est pas la mienne. Elle appartient au monde qui proclame les droits humains alors que Gaza est bombardée, affamée, réduite au silence.

Qui suis-je à présent ? Suis-je encore une «thérapeute» ? Ou suis-je devenue une victime, une déplacée ? Suis-je plutôt une enfant en deuil ? Ou encore une mère terrifiée ? Ou peut-être une humanitaire qui s’accroche de toutes ses forces à l’espoir ?

«J’enseigne à mes enfants la patience quand la faim les creuse»

Depuis que nous travaillons dans les camps de déplacés, nous n’avons jamais exercé dans des conditions normales. Les hôpitaux sont bombardés, les soignants tués ou arrêtés, les cliniques, vidées, les routes coupées. Et pourtant, nous avançons. Pas seulement par devoir professionnel. Mais par humanité. Chaque matin, nous embrassons nos enfants le cœur tremblant. Terrifiés que ce soit la dernière fois. Puis, le jour se lève. Nos séances ont lieu dans des tentes. Dans un recoin, sous un abri. Au milieu des ruines.

L’image que j’avais de moi-même s’est brisée. Nos vies se sont effondrées. J’ai perdu toute notion de normalité. J’ai appris à marcher en pleurant, à ensevelir les morts dans un coin de mon cœur pour continuer à aider les vivants. J’ai appris à fuir la mort. A porter l’angoisse comme un funeste fardeau depuis vingt-et-un mois, sans répit. Je ne cesse de prier pour ceux que les décombres ont engloutis. Mais j’ai aussi découvert une force insoupçonnée. Est-ce par faute de choix ? Peut-être. Mais c’est surtout la foi en Dieu, et la dignité de mon peuple, qui me porte à travers l’indicible.

J’ai appris à survivre sur une terre devenue hostile à la vie. A économiser l’eau pour plusieurs jours. A vivre sans l’indispensable. J’enseigne à mes enfants la patience quand la faim les creuse. Une amie m’a raconté que son fils, comme tant d’autres, s’était plaint d’avoir faim. Puis, en lisant la tristesse dans ses yeux, il s’est excusé : «Pardon maman, je n’ai pas faim. Ne sois pas triste.» Il cherchait à contenir sa propre souffrance pour la protéger. Vivons-nous dans un monde où un enfant doit s’excuser d’avoir faim ?

«Au milieu de cet enfer, on exige encore de nous la neutralité»

Chaque jour, j’écoute le récit de vies brisées. Mais je ne suis pas étrangère à leurs histoires. Je vis cette guerre, moi aussi. Je souffre des mêmes plaies. Un garçon de 15 ans m’a confié qu’il aurait préféré mourir avec sa famille. Mon cœur s’est brisé avec le sien. Une mère, incapable de nourrir ses enfants, m’a murmuré : «Je n’en peux plus.» En silence, j’ai pensé : «Moi non plus.»

C’est cela qu’on nomme la fatigue compassionnelle. Quand l’infinie succession de souffrances finit par consumer votre âme. Quand on n’a plus rien à offrir, mais qu’on s’acharne malgré tout. Elle s’accompagne d’un autre épuisement ; celui de travailler au cœur du champ de bataille, au milieu des ruines. Dans des lieux sans ressources et dans un danger de chaque instant.

Nous n’exerçons pas dans le calme feutré des cabinets. Nous tentons de répandre un peu d’espoir dans des tentes bondées et des écoles éventrées. Ici, les enfants parlent des missiles comme d’autres parlent du petit-déjeuner. Avec cette étrange banalité née des horreurs auxquelles on s’habitue. La même résignation. Et pourtant, au milieu de cet enfer, on exige encore de nous la neutralité. Mais que signifie être neutre face à l’atrocité ? Dois-je poser une main sur l’épaule d’un enfant et lui dire «ça ira» alors que je sais qu’il n’oubliera jamais l’odeur du sang ? Comment parler de sécurité à ceux qui perçoivent le danger dans chaque bruit et dans chaque ombre ?

La vérité, c’est que parfois nous ne disons rien. Durant certaines séances, il n’y a que le silence. Mais notre présence suffit. Etre là. Témoigner. S’asseoir avec quelqu’un auprès de son chagrin, sans chercher à le réparer. Cela peut guérir, aussi. Un sourire d’enfant après des jours de larmes. Une femme qui, enfin, se repose après la panique. Un vieil homme qui dit merci parce qu’il a été entendu. Ce sont ces instants fragiles mais précieux, qui nous permettent de tenir.

«Ce qui empêche mon cœur de sombrer»

Nous ne sommes pas seuls dans ce chagrin. Autour de moi, des collègues ont une force qui m’inspire chaque jour une profonde admiration. Chacun porte en lui une tragédie, la mort d’un proche. Et pourtant, ils continuent d’être présents. Un médecin au grand cœur a vu toute sa famille anéantie en une seule frappe. Malgré une douleur qui défie les mots, il a continué à soigner. A tendre la main. Même au cœur de son propre deuil, il nous a soutenus. Il nous a rappelé pourquoi nous tenons encore. Un autre a perdu sa fille. Une autre, son mari. Et nous tous, sans exception, avons tout perdu : nos maisons et nos rues, nos souvenirs et les êtres aimés. Pourtant, nous répondons présent. Harassés, brisés, affamés, mais mus par quelque chose de plus grand que la douleur : un amour profond et inébranlable pour notre peuple. Nous offrons ce qu’il reste de nos cœurs à notre travail.

Parfois, les circonstances nous forcent à évacuer une clinique. Alors, la culpabilité nous envahit car nous savons combien les gens comptent sur nous. Mais cette culpabilité n’est pas une faiblesse. Elle est la mesure de notre dévouement. Cette douleur aussi nous pousse à nous obstiner.

Ce qui empêche mon cœur de sombrer, c’est notre manière de nous relever ensemble. Dans le chaos, nous persistons à prendre soin les uns des autres. Nous pleurons ensemble. Nous partageons notre épuisement et notre douleur. Notre vertigineuse impuissance. Pourtant, une faible étincelle jaillit encore, l’espoir. «Cela s’arrêtera», disons-nous. «Dieu rendra ce qu’on nous a arraché.» A ceux que la nuit a engloutis, nous promettons : «Un jour, nous regarderons en arrière et nous dirons : nous avons survécu. Nous nous sommes portés.»

Les yeux de mes compagnons sont drapés du courage endeuillé. Nous sommes et restons debout, ensemble. Nous nous rappelons que la fin viendra. La justice suivra. Notre peuple est digne de vivre. Alors, comment continuer ? Ou plutôt, comment pourrions-nous abandonner ? Céder voudrait dire laisser vaincre l’obscurité. Nous sommes à bout, c’est vrai. Mais pas à terre. Pas encore. Car Gaza n’est pas qu’un sol jonché de ruines. C’est une terre de braises et de résilience. Là où l’humanité s’obstine à briller dans l’obscurité la plus profonde. Nous sommes toujours là, et ensemble, nous guérirons. Comme le rappelle le poète Elia Abu Madi : «Désespérer, c’est trahir. Trahir ceux qui ont vécu et sont morts en rêvant encore d’espoir.»