Quelques jours après la découverte des massacres perpétrés à Boutcha où au moins 300 personnes ont été enterrées dans des fosses communes, après avoir été sommairement exécutées, mains liées, le monde entier s’interroge avec effroi sur le mode opératoire de l’armée russe. Dans d’autres villages, des dizaines de témoignages affluent et révèlent la barbarie de ces soldats : femmes victimes de viols collectifs, tondues, aux dents cassées…
Les enquêtes internationales établiront si les jeunes recrues de l’armée russe ont répondu aux ordres de leurs supérieurs ou agi de manière spontanée. Sauf que ces crimes rappellent le phénomène de dedovchina, terme intraduisible en français, qui désigne des actes de bizutage extrêmement violents et quasiment institutionnalisés. Et mettent en lumière la brutalité et la culture de la violence au sein de l’armée russe.
Exactions
La dedovchina renvoie à la «règle des grands-pères» : les ded (grand-père en russe) imposent un état de servitude aux premières années, les zapakh, tout en bas de l’échelle, que nombre d’associations n’ont cessé de documenter, notamment au début des années 2000. Si le phénomène est aussi ancien que l’armée russe, il devient très répandu dans la société post-stalinienne, selon Françoise Thom, historienne et maître de conférences émérite à Paris-Sorbonne : «Les officiers se déchargeaient sur les nouveaux pour instaurer la discipline. L’armée russe se compose de pillards, on le voit bien en Ukraine.»
«Humaniser l’armée»
En 2004, l’ONG Human Rights Watch dénonce «la prédation, la violence et l’impunité» qui pèsent sur les dukhi (autre terme pour nouvelles recrues) au sein d’un système d’initiation hiérarchique et informel. Deux ans plus tard, Andreï Sytchev, 18 ans, battu puis laissé sans soins dans une position accroupie pendant trois jours, se retrouve amputé de ses deux jambes et de ses organes génitaux, atteints par la gangrène.
Cette affaire choque l’opinion publique russe, au point de pousser le gouvernement, jusqu’à présent enclin à étouffer les scandales, à réagir. En 2008, le ministre de la Défense, Anatoli Serdioukov, lance une politique «d’humanisation» de l’armée, et réduit le service militaire obligatoire pour tous les hommes de 18 à 27 ans à un an, vidant de sa substance le système de dedovchina.
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C’est durant la deuxième année que la victime de mauvais traitements devient elle-même bourreau, jusqu’à se venger des sévices qu’elle a reçus. «Depuis cette réforme, le niveau de violence dans l’armée a fortement baissé, mais il reste élevé. Les formes de bizutage reposent davantage sur le racket, la corruption et l’extorsion d’argent», précise Sergueï Krivenko, directeur de l’association Citoyen et Armée, qui aide les jeunes à échapper à la conscription.
«Un phénomène non éradiqué»
Les dernières statistiques disponibles sur les morts par accident, maltraitance ou suicide dans l’armée russe datent de 2009. Depuis, ces données sont classifiées et élevées au rang de secret d’Etat. Une tentative de dissimulation, au succès mitigé. «Certains faits divers rappellent implacablement que les abus et les cas de sadisme propres à la dedovchina existent toujours, et que le phénomène n’a pas été complètement éradiqué», poursuit Françoise Thom.
En 2019, l’histoire de Ramil Chamsoutdinov, 20 ans, qui ouvre le feu sur ses camarades et tue huit personnes, relance le débat autour de la dedovchina. Un meurtre motivé par «une dépression nerveuse» pour le ministère de la Défense, «des menaces de viols» selon le journal en ligne Baza qui a publié la déposition du jeune soldat. L’affaire ravive les angoisses de la société russe autour du bizutage.
Sur les 800 000 militaires d’active de l’armée, les appelés constituent 30 % des effectifs. Le ministère de la Défense russe estime avoir incorporé 361 000 jeunes hommes l’an passé. La majorité des conscrits sont issus des couches les plus défavorisées de la société russe. Les plus aisés tentent d’échapper par tous les moyens à la conscription obligatoire : pots-de-vin, faux certificats médicaux, engagement dans des études qui permettent de bénéficier d’un sursis.
Les conscrits du printemps
Le 1er avril, a commencé la campagne de conscription de printemps. Avec pour objectif, le recrutement de 134 500 jeunes qui, selon le ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou, ne seront pas envoyés sur le front ukrainien. Quelques jours auparavant, il avait pourtant reconnu que nombre d’appelés se trouvaient en Ukraine. Certains ont été faits prisonniers, sans que leurs familles n’aient la moindre nouvelle.
En attendant les résultats des enquêtes mandatées par la communauté internationale, Sergueï Krivenko établit un lien direct entre le harcèlement moral et physique que subissent les conscrits russes et la férocité des crimes en Ukraine : «Un militaire, même sous contrat, subit des insultes et des humiliations indignes durant son service. Ils vous humilient, vous humiliez les autres dès que c’est permis.» Françoise Thom renchérit : «L’armée ukrainienne est une armée de citoyens, tandis que l’armée russe n’est composée que d’esclaves.»