Le rapport publié ce vendredi par l’ONG Human Rights Watch intitulé «Torture, disparitions dans le Sud occupé – Crimes de guerre apparents des forces russes dans les régions de Kherson et Zaporijia» fait état d’abus, d’actes de torture perpétrés sur des soldats ukrainiens et sur des civils, quelques semaines après le premier procès pour crimes de guerre qui s’est tenu le 18 mai dans un tribunal de Kyiv.
Au lendemain de la première offensive du 24 février, les soldats russes ont envahi la région de Kherson, et le 3 mars Moscou a déclaré en contrôler la capitale. L’ONG a interrogé près de 71 personnes, qui documentent 42 cas de violations du droit international dans les oblasts du sud de l’Ukraine, à Kherson et Zaporijia. Libération s’est entretenu avec Yulia Gorbunova, chercheuse spécialiste de l’Ukraine et autrice du rapport.
Le rapport documente des crimes de guerre qui confinent à des crimes contre l’humanité…
Notre rapport documente des détentions arbitraires, des disparitions forcées, des actes de torture… tout ceci est prohibé par le droit international. Nous avons interrogé un civil, qui a été transféré de force en Crimée pour du travail obligatoire. Les évacuations forcées, qui sont ici organisées à très large échelle, ne respectent pas non plus le droit international. Dans certaines circonstances, la torture associée à des conditions inhumaines de détention, liées à un conflit armé, s’apparente à des crimes contre l’humanité. Comme je ne représente aucune cour internationale, je ne peux pas l’affirmer, mais rester au conditionnel : il s’agirait de crimes contre l’humanité.
Reportage
Vous expliquez aussi qu’au début du conflit, les forces russes visaient certaines personnes en particulier : soldats, journalistes, activistes. Mais aujourd’hui, elles semblent s’attaquer à tout le monde indistinctement…
Au début du conflit, les Russes s’intéressaient surtout aux soldats des forces de défense ukrainiennes, aux militants, aux bénévoles chargés de distribuer de la nourriture et des biens de première nécessité. Depuis quelque temps, ils s’en prennent aussi aux civils lambdas. L’objectif est bien entendu de faire régner un climat de peur, de terreur, et de s’assurer que les Ukrainiens ne vont ni se plaindre ni critiquer l’occupation russe. C’est une manière d’imposer le silence, de les empêcher de parler.
Est-ce que l’on peut comparer l’occupation actuelle à celle de la Crimée, en 2014 ?
D’un point de vue purement juridique, les deux situations ne sont pas si différentes, puisque les Russes s’emparent de territoires. En revanche, en 2022, la torture et la répression sont démesurées. Je suis choquée de constater un tel niveau de brutalité. Il me semble aussi que ces criminels russes sont mus par un total sentiment d’impunité. Les témoins interrogés évoquent des électrocutions, des asphyxies avec des sacs en plastique, des détentions de plusieurs jours. Le degré de violence est très élevé. Je pense notamment à ce scientifique de Kherson, une personnalité pacifique, qui a subi des abus physiques très graves. Il est complètement détruit, les Russes lui ont cassé les os, à tel point qu’il ne pouvait plus marcher. Il a ensuite été jeté au milieu de la rue, ensanglanté. L’un des fils d’un officier local, Vladyslav Buryak, a été capturé à un check-point, et maintenu en détention pendant trois mois. Il n’avait que 16 ans, et les Russes ont cherché le meilleur moyen d’exercer une pression sur son père. On soupçonne des centaines de cas similaires, même si on ne peut vérifier aucun chiffre avec précision, puisqu’il s’agit de zones occupées que les autorités ukrainiennes ne contrôlent plus. Mais au moins quelques centaines de personnes ont été torturées, emprisonnées arbitrairement. Dans certains cas, les Russes essaient aussi d’obtenir des renseignements sur les positions militaires ukrainiennes, et obligent leurs prisonniers à réaliser des vidéos pour dissuader les Ukrainiens de protester ou manifester.
Pensez-vous que les Russes créent une génération de personnes traumatisées ?
Mes interlocuteurs m’ont raconté que les Russes leur posaient beaucoup de questions sur leur identité, et la plupart d’entre eux répondaient sobrement : «Je suis citoyen d’Ukraine.» La réaction des Russes ne se faisait pas attendre : «Ce pays n’existe pas.» Selon moi, ces propos sont très révélateurs des motivations des Russes. Les Ukrainiens que j’ai interrogés sont traumatisés. Ils refusent de devenir des «cas», des victimes de la torture. Ils veulent juste retrouver leur vie antérieure à laquelle ils ont été arraché, et la paix. A Zaporijia et Dnipro, j’ai rencontré des habitants de Kherson qui fuyaient, à cause de la contre-offensive que préparent les soldats ukrainiens sur cette ville. Les autorités leur ont demandé de fuir. Mais tous veulent rentrer chez eux dès qu’ils en ont l’opportunité.