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L’aviation ennemie attaquée par des drones jusqu’en Sibérie: l’Ukraine prend par surprise l’armée russe lors de l’opération «Toile d’araignée»

Les forces ukrainiennes ont lancé ce dimanche une série d’attaques très en profondeur du territoire russe, frappant des bases hébergeant des bombardiers stratégiques avec des petits drones et des maisons en bois.
La base aérienne russe d'Ivanov. (Dmitry Ryzhakov/SPUTNIK/SIPA)
publié le 1er juin 2025 à 21h05

«La situation sur la ligne de front est difficile, très difficile […]. La guerre doit être portée en Russie, de là où elle vient», avait déclaré, samedi 31 mai, le président ukrainien Volodymyr Zelensky dans un message vidéo. Après les paroles, les actes sont arrivés, sous la forme d’une spectaculaire humiliation de l’aviation russe, avec des bombardiers à 100 millions d’euros détruits à l’aide de petits drones et de maisons en bois. Retour sur un week-end sous pression maximale, alors que des délégations russes et ukrainiennes sont attendues à Istanbul, en Turquie, ce lundi 2 juin pour un nouveau round de négociations.

Ce qui semble être la plus importante contre-offensive ukrainienne depuis le début de l’invasion russe, en février 2022, a commencé piano, samedi soir, dans la région de Briansk, au nord de l’Ukraine. Un tronçon d’un pont routier qui surplombe une voie ferrée s’est brisé net, s’effondrant sur un train qui transportait 388 passagers en direction de Moscou. Au moins sept personnes ont été tuées et 69 blessées, dont trois enfants.

Usines d’armement visées

Plus tard dans la nuit, un autre pont, ferroviaire cette fois, s’écroulait sous les roues d’un train de marchandises dans l’oblast de Koursk, où Kyiv avait lancé une offensive surprise l’été dernier. La Russie, qui a attaqué une centaine de ponts en Ukraine en 2024, a accusé les services secrets ukrainiens d’avoir dynamité les deux ouvrages, avant d’annoncer une «enquête pour des actes potentiels de terrorisme». De son côté, le renseignement militaire ukrainien signalait qu’une explosion avait fait dérailler un train, militaire cette fois, près de Zaporijia, dans une zone d’Ukraine contrôlée par la Russie. Parallèlement, Kyiv menait une dizaine d’attaques aériennes sur des usines d’armement (missiles, drones, batteries de bombes guidées, explosifs…), parfois situées à plus de 1 000 km à l’intérieur du territoire russe.

Mais le plus spectaculaire est arrivé là où on ne l’attendait pas, dimanche en début d’après-midi, à plusieurs milliers de kilomètres de l’Ukraine. Cinq bases aériennes russes auraient été visées. Selon les informations disponibles dimanche soir, seules deux auraient subi des dégâts importants. L’une, Olenia, est située près de Mourmansk, dans la péninsule de Kola, une région frontalière de la Finlande et de la Norvège abritant le cœur de la stratégie de dissuasion nucléaire russe. Des images satellites montraient récemment la présence massive de bombardiers Tu-95. Une partie de ces avions étaient installés à l’origine sur la base aérienne d’Engels, mais avaient été déplacés à la suite d’attaques ukrainiennes. Quatre d’entre eux et un avion de transport An-12 auraient été touchés.

Dissuasion nucléaire

Par ailleurs, des vidéos circulant en ligne montrent deux énormes colonnes de fumée montant de la base de Belaïa, près d’Irkoutsk en Sibérie orientale. D’après les images, deux Tu-95 seraient détruits et un endommagé. Les services ukrainiens ont fait circuler sur Instagram une vidéo prise depuis la caméra d’un drone survolant un de ces bombardiers, avant de se jeter sur une de ses ailes. Un avion de transport Il-76 (ou sa version radar A-50) serait aussi parti en fumée, ainsi que deux bombardiers Tu-22M, des appareils valant plusieurs centaines de millions d’euros pièce. Dimanche soir, l’Ukraine revendiquait des dégâts sur l’aviation russe à hauteur de 7 milliards de dollars après ses attaques de drones. Un chiffre, pour l’heure, difficilement vérifiable.

En tout, l’Ukraine revendique l’attaque de 41 bombardiers lourds, tous susceptibles de mener des attaques de missiles longue portée sur l’Ukraine mais aussi de transporter des missiles à charge nucléaire. Si cela était confirmé, ces pertes représenteraient un tiers de la flotte russe de bombardiers stratégiques, soit 127 avions, tous construits avant la fin de la guerre froide, et dont les chaînes de production sont fermées depuis longtemps. «Dans les régions de Mourmansk et d’Irkoutsk, plusieurs appareils aériens ont pris feu à la suite du lancement de drones FPV [first person view, pilotage en immersion, ndlr] depuis un territoire situé à proximité immédiate des aérodromes», a confirmé le ministère russe de la Défense sur Telegram.

«Digne des SAS anglais en Afrique du Nord en 1942»

Au fil des heures de cette journée folle, sans qu’il soit possible de vérifier toutes les informations, le mode opératoire a été divulgué sur Internet. Selon Babel, un média ukrainien qui puise directement ses sources au sein du SBU, l’«opération spéciale d’ampleur «Toile d’araignée» (Spiderweb en anglais) a été préparée pendant plus d’un an et demi et supervisée personnellement par Volodymyr Zelensky.

D’après un expert en aérospatiale joint par Libération, elle est digne «des opérations menées par les SAS anglais en Afrique du Nord en 1942, qui allaient attaquer des aérodromes allemands à des centaines de kilomètres en arrière du front, en passant par la Libye. C’est très habile, pas cher et très courageux».

Selon les informations diffusées, des drones FPV ont dans un premier temps été envoyés clandestinement en Russie. Plutôt que de traverser toute la Russie depuis l’Ukraine, il est possible qu’ils aient été convoyés vers Belaïa depuis la Mongolie, toute proche, ou éventuellement le Kazakhstan.

Chauves-souris en hibernation

Ces petits appareils, pilotés à distance par l’intermédiaire d’une caméra vidéo, peuvent être équipés de charges explosives et voler à des vitesses supérieures à 100 km/h. Des maisons préfabriquées en bois ont elles aussi traversé la frontière. Sur le réseau Telegram, des photos prises dans un hangar montrent des dizaines de drones bien rangés sous les plaques du toit de six mobile-homes, tels des chauves-souris en hibernation. Selon le SBU, qui assure que ses agents ont déjà quitté le territoire russe, les cabanes ont été convoyées sur leurs camions à proximité des bases aériennes. Les toits ont alors été ouverts par un mécanisme télécommandé, et les drones envoyés sur leurs cibles, à distance.

Paradoxalement, «les bombardiers, les joyaux de la couronne de l’aviation russe, sont des cibles très faciles. Immenses, immobiles, ils ne sont pas défendus et ne sont pas blindés, car cela les alourdirait. Leurs réservoirs d’essence, situés dans les ailes, sont toujours pleins, pour éviter des problèmes de condensation. Un drone FPV chargé d’une petite charge explosive, du type grenade antichar, lancé contre un réservoir, suffit à les faire exploser», assure un pilote de chasse français.

Mois d’observation

L’opération a forcément nécessité du renseignement satellitaire en continu, et donc l’aide des alliés occidentaux, pour identifier, dans l’immensité du territoire russe, les aérodromes où se trouvaient les bombardiers. Et observer durant plusieurs mois les habitudes de vie des unités qui se croyaient hors de portée des attaques ukrainiennes.

«Cette attaque audacieuse pose des questions en termes d’escalade nucléaire, sachant que les Russes ont la particularité d’utiliser des versions nucléaires et conventionnelles des mêmes missiles», souligne l’expert en aérospatial. Cette opération peut relativiser le chantage nucléaire exercé par Moscou sur les Occidentaux. Car la Russie pourrait considérer que sa force de dissuasion nucléaire est attaquée, et donc répondre avec une arme nucléaire. Si elle ne le fait pas, ce qui est hautement probable et souhaitable, cela mettra à jour le bluff de Vladimir Poutine qui use, depuis le début de la guerre en Ukraine, de la rhétorique nucléaire.

472 drones russes et sept missiles

Cette spectaculaire contre-offensive a été lancée alors que l’armée russe intensifiait depuis plusieurs jours ses frappes de drones Shahed, de missiles guidés et de bombes planantes contre des infrastructures énergétiques et logistiques ukrainiennes : l’armée de l’air ukrainienne dit avoir été visée par 472 drones et sept missiles dans la seule nuit de samedi à dimanche, un record absolu depuis le début de la guerre, il y a trois ans.

Ces derniers jours, Volodymyr Zelensky avait affirmé que la Russie massait plus de 50 000 soldats à la frontière, faisant craindre une attaque à grande échelle dans la région de Soumy. Alors que le commandant des forces terrestres ukrainiennes, Mykhaïlo Drapatiy, a annoncé dimanche sa démission après une frappe russe sur un terrain d’entraînement qui a tué au moins 12 soldats ukrainiens, la Russie a revendiqué la prise de plusieurs villages proches de sa frontière, en face de l’oblast de Koursk.

Moscou semblait bien déterminé à profiter de l’affaiblissement de la défense ukrainienne et du pilonnage de la population civile mené ces dernières semaines pour étendre la zone de front dans le nord-est de l’Ukraine et obliger l’armée ukrainienne à se disperser. Et ainsi arriver en position de force dans les négociations. L’Opération «Toile d’araignée» pourrait rebattre les cartes et s’inviter dans les négociations sur la guerre qui doivent reprendre ce lundi.

Lors de l’attaque sur les bases aériennes, la délégation russe se trouvait justement dans l’avion pour Istanbul, où elle devrait, lundi, participer à une nouvelle série de négociations. L’Ukraine a également annoncé sa venue.