Ils ont trouvé le courage de descendre dans la rue. Pour certains, pour la première fois de leur vie. Pas seulement dans l’anonymat des grands défilés à Berlin, Hambourg ou Munich. Ils étaient surtout nombreux dans les petites villes de l’Est où tout le monde se connaît et où l’extrême droite menaçait et monopolisait les débats politiques. «Ils ont pu ainsi repérer dans le quartier ceux qui pensaient comme eux. On n’est pas forcément au courant de ce que vote le voisin ! Là, ils ont compris qu’ils n’étaient plus seuls», explique Alexander Leistner, sociologue à l’Institut des sciences culturelles de l’université de Leipzig, en Saxe, un des bastions de l’AfD (Alternative für Deutschland).
L’Allemagne n’avait jamais connu de manifestations aussi importantes depuis la chute du Mur, en 1989. Ils ont été plus de 3 millions à déclencher ce sursaut démocratique unique dans l’histoire du pays réunifié. «Un acte libérateur», résume Alexander Leistner. En effet, pour la première fois depuis l’entrée de l’AfD à l’assemblée fédérale (Bundestag), en 2017, le centre a été plus bruyant que les extrêmes. «A l’Est, là où c’est le plus difficile, on ose maintenant de nouveau s’opposer à l’AfD dans le débat public. Des alliances se sont créées, les gens se sont politisés», poursuit-il.
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Le Parti social-démocrate (SPD) et les écologistes ont enregistré depuis de fortes progressions d’adhésions à leur parti. «Cette mobilisation a conduit à une plus grande politisation de la société», confirme Gerd Wiegel, directeur du département démocratie, politique migratoire et antiracisme à la Confédération des syndicats allemands (DGB). «Nous n’avons jamais reçu autant de demandes pour participer à des conférences sur la démocratie», explique-t-il.
Prendre position
Après les révélations du pôle d’enquête «Correctiv» sur la conférence secrète entre cadres de l’AfD et néonazis, la société civile ne s’est pas contentée de descendre dans la rue. «Dans les milieux du théâtre, nous avons assisté à la création d’une pléthore de réseaux de discussion autour du thème de la démocratie et de la défense des institutions culturelles», se félicite Carsten Brosda, le président de la Fédération des théâtres et des orchestres allemands (Deutscher Bühnenverein) et ministre de la culture social-démocrate de Hambourg.
Le soulèvement a obligé les gens à prendre position. En Thuringe, près de 8 000 acteurs de la société civile issus de toutes les franges de la société ont signé une pétition en faveur d’une Allemagne «ouverte sur le monde» et «respectueuse de la dignité humaine» au «regard de la responsabilité historique de l’Allemagne».
Pour la première fois, l’Eglise catholique allemande a pris ses distances avec l’AfD en appelant clairement ses fidèles à ne pas voter pour ce parti. En février, le Comité central des catholiques allemands (ZdK) a publié un communiqué lors des rencontres chrétiennes d’Erfurt en condamnant le «nationalisme identitaire qui n’est pas compatible avec le christianisme».
Dans le monde du sport, particulièrement visé par la propagande d’extrême droite, le comité fédéral olympique allemand a décidé de refuser l’accréditation des cadres de l’AfD. Ils ne pourront pas visiter le pavillon allemand à Paris. «Leur vision de la société est en complète contradiction avec nos valeurs», a déclaré Thomas Weikert, le président du comité (DOSB), qui a lancé une campagne «pour le renforcement de la démocratie dans et par le sport».
Le football a été également secoué par le réveil de la société civile. Plusieurs entraîneurs et joueurs ont dénoncé le programme de l’AfD. «Nos statuts sont complètement en opposition avec les [leurs] exigences», a déclaré l’ancien président du club Eintracht Frankfurt, Peter Fischer, qui a refusé une protection policière après des menaces de fans. «Je ne laisserai pas ces personnes me priver de ma liberté. […] Je continuerai à être au premier rang et à faire acte de présence», a-t-il déclaré.
«Code de bonne conduite»
Le moindre dérapage raciste ou antisémite est condamné par la classe politique. La vidéo montrant, fin mai, des fils et des filles de bonnes familles chantant «étrangers dehors, l’Allemagne aux Allemands» sur une terrasse de Sylt, île fréquentée par la haute société allemande, a été emblématique. «L’alcool n’est pas une excuse», a dénoncé Friedrich Merz. Le président du parti conservateur (CDU) a signé un «code de bonne conduite» en faveur de la «protection de la démocratie et l’équité entre les démocrates» avec tous les partis, y compris la gauche radicale, hors AfD.
Enfin, les médias ont changé leur manière de couvrir l’extrême droite. «Les journalistes commencent tout juste à s’interroger sur les raisons du succès de l’AfD», constate Jan Feddersen, auteur et journaliste à la Taz, le quotidien de la gauche alternative berlinois.
Mais quelle suite à donner à la mobilisation ? «Se dire contre l’extrême droite, cela ne suffit pas. Il faut défendre nos acquis et notre démocratie en démontrant que notre forme de société est bien plus belle que celle que nous propose l’AfD», estime Carsten Brosda. «Défaire l’extrême droite, c’est un combat de longue haleine qu’il faut mener avec des discussions de fond en mettant les électeurs de l’AfD face à leur choix», insiste le syndicaliste Gerd Wiegel qui va poser des questions aux membres qui sont tentés par le vote AfD : «Si l’Allemagne quitte l’Union européenne, où veux-tu exporter les produits que tu fabriques dans ton usine ? Quel intérêt vois-tu il à sortir des conventions collectives ?»
Suite politique
«La vraie question est surtout de savoir si la mobilisation aura une suite politique», remarque Alexander Leistner, qui ajoute : «Le fossé est encore très profond entre le courage civil et le courage d’État». Les conservateurs de la CDU continueront-ils à défendre le cordon sanitaire ? Les élections régionales de l’automne en Allemagne de l’Est promettent un raz-de-marée de l’extrême droite. Le parti identitaire devrait arriver en tête avec des scores supérieurs à 30 % et rendre difficile toutes formes de coalition sans l’AfD.
«Quoi qu’il en soit, ça valait la peine de descendre dans la rue», insiste Jan Feddersen, alors que samedi 29 juin, 50 000 personnes ont de nouveau protesté à Essen, dans l’ouest de l’Allemagne, pour dénoncer la tenue du congrès de l’AfD dans la ville. Depuis les manifestations, les électeurs d’extrême droite savent au moins pour qui ils votent. Le journaliste Marcus Bensmann, du pôle «Correctiv», s’apprête à faire paraître son livre le 4 juillet avec le titre suivant : «Dorénavant, plus personne ne pourra dire : je ne savais pas».