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Libération
Reportage

A Beyrouth, un an après, les larmes et la colère

Explosions à Beyrouth: la colère des Libanaisdossier
Des milliers de Libanais, mais aucun responsable officiel, ont défilé mercredi dans les rues de la capitale libanaise pour commémorer le premier anniversaire de l’explosion meurtrière qui a traumatisé un pays aujourd’hui à bout, étranglé économiquement et gangréné par la corruption. Des violences entre manifestants et policiers ont éclaté en soirée.
Mercredi à Beyrouth, lors des heurts survenus en fin de manifestation pour le premier anniversaire de l'explosion ayant ravagé la ville. (PATRICK BAZ/AFP)
par Clotilde Bigot
publié le 4 août 2021 à 23h10

Une marée humaine, des milliers de drapeaux libanais rouges, blancs et verts, et toujours ce regard triste, partout. Ce 4 août 2021, le temps s’est arrêté et, au cœur de Beyrouth, on se serait cru au lendemain de l’explosion qui, un an plus tôt, a tué 214 personnes, en a blessé plus de 6 500, et a ravagé la capitale libanaise.

Mercredi en milieu d’après-midi, ce sont trois marches qui ont convergé vers le port, depuis trois quartiers de la capitale. Des marches au son des chants révolutionnaires, avec ici ou là des «thawra !» (révolution !) qui retentissent, lâchés par des milliers de jeunes décidés à en découdre et à rallumer la flamme révolutionnaire, éteinte depuis des mois. Pendant les premières heures pourtant, l’heure est à la tristesse. La colère, ces jeunes l’ont gardée pour plus tard, pour la soirée, une fois que les familles des victimes, arborant des images de leurs proches décédés, sont rentrées chez elles. «Je suis là pour les victimes, pas pour le Liban», explique Randa, la soixantaine. Sous ses lunettes de soleil et son masque bleu, elle raconte que «sa fille et sa famille ont été blessées» dans l’explosion. Ils habitaient le quartier de Gemmayze, proche du port. Aujourd’hui, ils n’y habitent plus. Comme tant d’autres, ils ont quitté le pays. «Je suis seule ici !», se désole-t-elle, accompagnée de quelques amies. L’hémorragie des jeunes diplômés s’est accélérée depuis l’explosion de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium stockées depuis des années dans un entrepôt du port, avec plus de 50 000 départs dans les mois qui ont suivi, et des quartiers devenus fantômes, bien que les bâtiments aient été rénovés par des ONG.

Fadi est venu avec sa cousine. Ils vivent tous deux au Canada et sont rentrés «non pas vraiment pour les vacances, mais pour voir nos proches», explique-t-il. Alors qu’il se fait prendre en photo devant le port, ce gaillard aux cheveux gominés explique qu’il n’était pas rentré depuis un an et demi, Covid oblige, alors que le Liban a sombré, économiquement et politiquement. Aujourd’hui, il a même dû cacher à sa famille qu’il participait à la marche. «Ils ont peur pour nous, mais il n’y a rien ! Regardez, il y a simplement des personnes qui viennent pour rendre hommage aux victimes.»

Ces commémorations avaient un goût amer. Un goût de salé, de sueur, sous une température caniculaire, et d’injustice. Un sentiment d’injustice qui s’accroît de jour en jour, avec une enquête qui piétine, bloquée par ceux-là mêmes qui «savaient», comme l’explique Jean-Louis, 18 ans, portant une pancarte «Juge Bitar, enfermez ces bâtards». «Bien sûr ! dit-il, ils savaient tous qu’il y avait du nitrate d’ammonium au port, ils ont envoyé les pompiers, les ambulanciers vers leur mort !»

Colère contre l’impunité

Mercredi soir, à 18h07, l’heure précise de l’explosion, c’est toute une foule, des milliers de personnes, qui s’arrête net et observe une minute de silence, brisée ici et là par quelques pleurs. Rapidement, ces pleurs laissent la place à de la colère, une colère contre l’impunité des responsables gouvernementaux libanais, dont aucun ne s’était déplacé pour les commémorations, contre cette enquête qui n’en finit pas et qui se voit bloquée par l’immunité que les hommes politiques préservent, avec succès, du mieux qu’ils peuvent. Alors que le soleil se couche sur les silos du port, cette colère, emmagasinée depuis un an, enfle. Des manifestants se dirigent vers le parlement, menaçants. S’ensuit alors un ballet entre forces de sécurité, armée et manifestants. Les uns attaquent, les autres jettent des pierres, et sont ensuite noyés dans des gaz lacrymogènes, qui les font fuir quelques instants. Le ballet recommence, encore et encore. Puis, aux alentours de 21 heures, chacun rentre chez soi. Le calme revient.

«On en a eu marre, explique Ziad, la vingtaine, en marcel avec un foulard autour du cou. Nous étions des dizaines de milliers cet après-midi, puis ils sont tous partis, ceux qui sont restés nous filmaient alors que nous nous battions ! La police devrait être à nos côtés, je ne comprends pas pourquoi ils nous frappent !» Ziad montre son mollet gonflé et sa cicatrice, un petit point ensanglanté. «C’est une bille recouverte de caoutchouc qui m’a fait ça, ils nous ont tirés dessus, pourtant, ils étaient loin !» Ces billes recouvertes de caoutchouc sont responsables de nombreux blessés, une centaine au total du côté des manifestants.

Il est 22 heures, Beyrouth est calme. Plongé dans le noir par manque d’électricité, le pays, changé à jamais depuis cette date, s’endort, groggy.