La joie et la gratitude sont réelles, à peine dissimulées derrière les portes et les fenêtres des maisons, des cafés et restaurants, pour les jeunes militants opposés au régime. A Shiraz ou dans la capitale, Téhéran, dans tout le pays et dans le reste du monde. Pour des millions d’Iraniennes et d’Iraniens, le signal est limpide. Le prix Nobel de la paix 2023 décerné vendredi à Oslo à la journaliste et militante Narges Mohammadi, 51 ans, insuffle une nouvelle énergie dans le mouvement «Femme, Vie, Liberté», un peu suspendu ces derniers mois face à la répression féroce du régime. En décernant ce prix, le comité du Nobel a récompensé la formidable activiste mais aussi salué les centaines de milliers de femmes et d’hommes qui, pendant des mois au cours de la dernière année, ont manifesté sans relâche pour réclamer plus de libertés.
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L’une des premières à réagir a été l’ancienne juge Shirin Ebadi, qui, il y a exactement vingt ans, en 2003, recevait aussi le prix Nobel de la Paix, premier prix Nobel jamais décerné à une Iranienne, déjà pour s’être opposée au régime islamique. «Ce prix signale que le monde entier a les yeux posés sur les efforts des femmes iraniennes», a-t-elle dit depuis son exil londonien. «Mohammadi a consacré de nombreuses années de sa vie à la lutte pour la liberté, l’égalité et la défense des droits humains. Et pourtant, aujourd’hui, elle se trouve derrière des barreaux, incapable de savourer les fruits de son action.» Shirin Ebadi a réclamé la libération immédiate de la lauréate.
«Un nombre infini de visages»
Dans les rues de Téhéran, on s’approprie ce prix avec délectation. «Je pense que c’est une victoire pour tous les Iraniens, et spécialement pour les femmes ; ce triomphe ne peut pas être seulement celui de Narges», estime Parisa (1), 32 ans, actrice et militante. «Après une période de stagnation dans les manifestations contre la République islamique, cette nouvelle nous sert de nouveau phare d’espérance, redonne à la population iranienne un coup de fouet dans l’aspiration à la liberté et la lutte contre le régime». Leïla, 24 ans, experte en marketing, a elle aussi participé aux manifestations monstres qui ont suivi la mort en septembre 2022 de la jeune Mahsa Amini, tombée sous les coups de la police des mœurs qui lui reprochait un foulard mal ajusté. «Nous sommes très heureux. Cette récompense surgit à un moment où les gens en Iran ont l’impression que le soutien international est affaibli, que la République islamique s’apprête à signer des accords régionaux et avec des pays occidentaux pour assurer sa survie. Pourtant, un organisme très important de défense des droits humains a choisi de se placer du bon côté de l’histoire.» Pour elle, ce prix reconnaît «tout ce que les femmes iraniennes ont fait depuis quarante-cinq ans». «Ce mouvement est incarné par un nombre infini de visages. Certains ont perdu la vie, d’autres continuent à vivre sous une menace constante ; comme ces journalistes courageuses qui ont mis en lumière la mort de Mahsa Amini – Niloufar Hamedi et Elaheh Mohammadi. Elles aussi sont incarcérées. Ce prix est aussi le leur.»
Pour Nassim, qui tient une librairie à Shiraz, ce prix «reporte l’attention globale sur la crise des droits humains et la gouvernance oppressive en Iran et puis, il nous redonne le moral, il nous rassure en nous disant que nos voix sont entendues, que notre mouvement est vivant, il nous gonfle de courage pour poursuivre notre recherche de liberté». Il met aussi l’accent sur le manque de figures d’opposition capables de rassembler tous les courants sous une même bannière. La reconnaissance du statut international de Narges Mohammadi pourrait bien changer la donne. «J’ai toujours pensé qu’une femme devrait être à la tête du mouvement d’opposition. Un mouvement qui est indéniablement féministe de nature perdrait en signification s’il n’était pas dirigé par une femme», estime Monir, étudiant de 24 ans, tout juste diplômé.
«Le courage d’une dirigeante»
«Les expériences des dernières années ont prouvé que la confiance dans les potentiels leaders à l’étranger était limitée. Les gens ont du mal avec quelqu’un qui ne fait pas face aux mêmes menaces quotidiennes qu’eux.» Ce qui n’est pas le cas de Narges Mohammadi, qui a passé ces dix dernières années à faire des allers-retours en prison. «Avec cette crédibilité accrue, Narges peut se poser en leader du mouvement pour la liberté des femmes. L’historique de son engagement est transparent et reflète constamment la perspicacité et le courage d’une dirigeante avec toujours un pas d’avance.»
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Certains sont moins enthousiastes, et moins optimistes. Comme Hoda, une institutrice de 34 ans qui vit à Shiraz. Pour elle, l’histoire iranienne de ce dernier siècle est marquée par une succession de leaders d’opposition qui ont promis de lutter contre la tyrannie, avant de décevoir le public. Pourtant, elle avoue espérer quand même que Narges Mohammadi sera l’exception. «Seul l’avenir le dira.»
(1) Les noms des témoins anonymes ont été changés par sécurité.