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Proche-Orient

Attaque du Hamas : les guetteuses ignorées de l’armée israélienne

Guerre au Proche-Orientdossier
Leur mission consiste à surveiller les activités suspectes à la frontière avec la bande de Gaza. Rapport après rapport, les «tatzpitanit», guetteuses de Tsahal, ont alerté leur hiérarchie pendant des mois. Dans le vide, selon le média israélien «Haaretz».
Des Palestiniens envahissent la base israélienne du kibboutz de Nahal Oz, le 7 octobre 2023. (Momen Faiz /AFP)
publié le 23 novembre 2023 à 6h36

«Il y avait tellement de signaux… Le Hamas n’a pas agi dans l’ombre.» Plusieurs mois avant l’attaque sanglante du 7 octobre, des soldates de l’armée israélienne, guetteuses dans les bases d’observation proches de la bande de Gaza, avaient alerté à de multiples reprises leur hiérarchie de faits et gestes inquiétants côté palestinien. Sans manifestement être écoutées, en raison de leur sexe, selon les témoignages recueillis par le média israélien Haaretz.

«Un mois avant la guerre, j’étais assise au centre de commandement de Kissoufim», un kibboutz frontalier du centre de la bande de Gaza, raconte Talia*. La mission de cette tatzpitanit, guetteuse pour Tsahal, consiste à scruter un écran pendant des heures et à étudier les mouvements suspects captés par les caméras de surveillance de la frontière sous haute surveillance numérique. «A 7 heures ce jour-là, des douzaines de voitures et de camionnettes se sont rendues à l’une des tours d’observation du Hamas.» Alors qu’elle pointe les caméras de surveillance en leur direction, elle identifie certains hommes comme des membres des forces spéciales du mouvement islamiste, les unités «Nukhba». L’un d’eux lui fait un geste. Elle prévient immédiatement sa commandante : «Je lui ai dit qu’ils pouvaient nous voir», alors que la caméra était située en hauteur sur un poteau, à une bonne distance de là. Malgré l’avertissement, Talia ignore ce qu’a fait l’armée israélienne de cette information, mais pense avec du recul avoir assisté à une préparation pour l’attaque du 7 octobre.

«Personne ne fait vraiment attention à nous»

Même chose pour Ilana*, qui est allée jusqu’à hausser le ton face à ses supérieurs face à l’urgence de la situation. «Un mois et demi avant le début de la guerre, nous avons vu dans l’un des camps d’entraînement du Hamas une réplique d’un poste d’observation de l’armée, comme ceux que nous avons. Ils se sont entraînés à l’attaquer avec des drones», assure-t-elle au Haaretz. «Nous avons hurlé sur nos commandants qu’ils devaient nous prendre au sérieux, que quelque chose de grave était en train de se passer», se souvient-elle. Là encore, sans aucun retour.

«Personne n’a pensé à écouter l’opinion des guetteuses car les services de renseignement pensaient autrement», se désole l’une d’elles auprès du journal israélien. Beaucoup d’entre elles dénoncent aujourd’hui un manque de considération tangible de la part de Tsahal et accusent les officiers d’avoir refusé d’écouter leurs avertissements. Une d’entre elles l’affirme même : «Il n’y a aucun doute sur le fait que si des hommes étaient assis devant ces écrans, les choses auraient été différentes.»

Comme le précise Haaretz, de nos jours, seules des soldates se voient confier cette tâche, et plus particulièrement de jeunes femmes. «Personne ne fait vraiment attention à nous, ajoute Talia. Pour eux, c’est “restez devant votre écran” et ça s’arrête là». «Nous ne comptons pas», abonde Shir*, une autre guetteuse.

Samedi 7 octobre au petit matin, ces tatzpitanit n’auraient pas été mises en garde face à l’offensive du Hamas, alors même qu’elles occupaient des postes d’observation en première ligne, comme à Kissoufim ou à Nahal Oz, kibboutz situé plus au nord. «Les guetteuses, abandonnées par l’armée, ont été massacrées», rapporte Yaara*. Noga* estime avoir «perdu des douzaines d’amies» ce jour-là, parmi les 1 200 personnes mortes ou les 240 kidnappées par le Hamas.

Pourtant, l’armée israélienne et le service de renseignement intérieur, le Shin Bet, étaient en alerte face à une possible infiltration de combattants du Hamas. Des membres des forces spéciales de l’Etat hébreu auraient même été envoyées dès le vendredi dans le sud du pays. «Si nous avions eu connaissance de l’avertissement de l’armée, ce désastre aurait été différent», affirme Yaara, pour qui deux petites heures auraient suffi aux guetteuses pour se préparer à l’attaque.

Un retour au poste brutal

Ce mépris envers les soldates ne s’arrête pas là. Trois jours après le massacre du 7 octobre, plusieurs guetteuses ont reçu l’ordre de retourner à leur poste. «Cet absentéisme en temps de guerre vous fait risquer dix ans de prison», aurait menacé un membre des ressources humaines de l’armée à Mai*. «Nous avons essayé d’expliquer que nous ne pouvons pas y retourner, rapporte-t-elle. Nous avons passé des heures à nous cacher entre les cadavres de nos camarades, dans cette salle d’opération.» D’après Mai, l’armée n’est jamais venue parler avec les guetteuses qui étaient présentes ce jour-là afin de leur demander comment elles se portaient : «Ils ignorent tout simplement notre existence.»

Le porte-parole de l’armée israélienne affirme le contraire à Haaretz. Selon lui, «les soldats et soldates sont accompagnés par des professionnels de la santé mentale. A cela s’ajoute le contact permanent avec leurs commandants, qui constituent une oreille attentive. Le retour à leur poste se fera de manière progressive et sensible, encadrée et en fonction de l’état de chacun.» Après avoir protesté en restant chez elles, les guetteuses ont toutes reçu la même lettre les informant que si elles ne retournaient pas à leurs postes, elles feraient face à de sévères répercussions. L’armée contredit : «Il n’est pas question de prendre des mesures disciplinaires à l’encontre de qui que ce soit.» A force de pressions, Shir a décidé de son côté de reprendre son poste, tout en étant claire sur ses intentions : «Nous revenons uniquement pour nos amies qui ont été assassinées ou kidnappées, et non pour ceux qui nous ont abandonnés ici.»

(1) Tous les prénoms ont été modifiés par Haaretz.