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Libération
Attaques chimiques en Syrie

Bachar al-Assad visé par un mandat d’arrêt : «Une étape historique dans la lutte contre l’impunité portée par les victimes»

La justice française a lancé mardi des mandats d’arrêt contre le président syrien et plusieurs de ses proches dans le cadre des attaques chimiques de 2013 qui avaient fait plus de 1 000 morts, dont 426 enfants, selon les Etats-Unis.
Le président syrien Bachar al-Assad est visé par un mandat d'arrêt international émis par la justice française dans le cadre des attaques chimiques perpétrées contre sa population en 2013. (Salampix /Abaca)
publié le 15 novembre 2023 à 19h55

Fadwa (1) n’espérait plus rien de la justice internationale. Elle était à Douma, non loin de Damas, le 5 août 2013, et dans la Ghouta orientale le 21 août 2013, lorsque le régime syrien a lancé des attaques chimiques qui ont fait plus de 1 000 morts. Elle a guetté dans les semaines et les mois qui ont suivi une réaction de la communauté internationale après ce franchissement flagrant de la «ligne rouge» édictée par le président américain de l’époque Barack Obama. Mais elle n’a rien vu, rien entendu, l’impunité du président syrien Bachar al-Assad est restée totale.

Jusqu’à mardi 14 novembre, dix ans plus tard, lorsque la justice française a émis contre Al-Assad et trois responsables de son régime des mandats d’arrêt internationaux pour complicité de crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Fadwa, partie civile, se dit désormais «ravie». «Même si c’est symbolique, même si au final il n’est jamais arrêté, cela permet de continuer à y croire et cela pourra faire peur à d’autres qui voudraient se comporter comme lui et massacrer une population.»

«Une étape historique»

Ce mandat d’arrêt de la justice française contre un chef d’Etat toujours en fonction est inédit. «Cela représente une étape historique dans la lutte contre l’impunité portée par les victimes et les ONG, dit Clémence Witt, avocate avec Jeanne Sulzer des parties civiles. Elle signifie que la poursuite des auteurs présumés de crimes internationaux doit désormais prévaloir sur les règles procédurales d’immunité.»

La procédure a débuté en mars 2021 avec le dépôt d’une plainte et constitution de partie civile du Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression, une ONG basée à Paris. Deux juges d’instruction du pôle spécialisé en crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris ont alors enquêté avec l’aide de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité. Ils se sont basés sur des dizaines de témoignages, des centaines de photos et de vidéos, des rapports déclassifiés de services de renseignement et des analyses de la chaîne de commandement de l’armée syrienne et de son programme d’armes chimiques.

Outre Al-Assad, des mandats d’arrêt visent son frère Maher, chef de la 4e division blindée, le général Ghassan Abbas, directeur de la branche 450 du Centre d’études et de recherches scientifiques (CERS) où sont développées les armes chimiques, et le général Bassam al-Hassan, conseiller du président et officier de liaison avec le CERS. Les enquêteurs français estiment qu’ils sont au cœur des attaques chimiques de l’été 2013.

«Cela venait de partout»

Le 5 août 2013, vers 1 heure du matin, une première offensive vise la ville d’Adra, dans la banlieue de Damas. Puis à 5 heures, Douma, contrôlée par la rébellion, est attaquée. «Il y avait eu beaucoup d’explosions d’obus et de tirs de mitrailleuses lourdes dans la journée et la soirée. Nous avons été réveillés par des messages des Casques blancs de la Défense civile [des volontaires syriens, ndlr] qui nous disaient de monter dans les étages car il y avait un risque d’attaque chimique», raconte Fadwa. La jeune femme, son mari et leurs enfants rejoignent le dernier étage de l’immeuble, largement détruit dans les bombardements des semaines et mois précédents. «Nous ne comprenions pas ce qu’il se passait. Nous avions les yeux irrités et le nez qui coulait, on essayait de se protéger avec des morceaux de tissus sur la bouche.» La famille redescend le matin suivant et reste quelques jours dans un appartement du rez-de-chaussée. Fadwa ne peut plus dormir allongée, elle doit rester assise pour parvenir à respirer.

Ils décident de partir dans un village de la Ghouta orientale. Tous souffrent de violentes diarrhées. Le fils le plus jeune ne se remet pas, il se déshydrate et ne mange plus. La famille pensait s’être mise à l’abri en s’éloignant de Douma, elle s’est en fait installée là où la pire attaque chimique, au sarin, un neurotoxique banni par les conventions internationales, était sur le point de se produire.

Le 21 août 2013, peu après minuit, les frappes visent plusieurs localités de la Ghouta. «C’était une attaque massive, avec des raids aériens et de l’artillerie, cela venait de partout, dit Fadwa. Nous avons encore entendu au loin les appels des Casques blancs mais il était impossible de monter dans les étages, il y avait trop d’explosions. Nous sommes restés au rez-de-chaussée, collés les uns aux autres. Nous étions terrifiés à l’idée que les troupes d’Al-Assad percent la ligne de front des rebelles et viennent nous massacrer.» A l’aube, Fadwa voit arriver l’un de ses amis à moto. Il s’est aspergé les cheveux avec de l’eau pour tenter de les décontaminer après avoir aidé des blessés durant plusieurs heures. Il peut suffire de toucher une victime du sarin pour être soi-même contaminé.

«Nous n’avions plus le choix»

Fadwa ne comprend pas ce qu’il se passe. Elle demande à son mari de trouver une voiture pour s’échapper. Il revient quelques heures plus tard à pied, après avoir vu des dizaines de cadavres alignés dans des centres de secours. Le chaos est total, des centaines de gens paniqués tentent à tout prix de s’enfuir, s’entassant jusque dans des coffres de voiture. Selon une note déclassifiée des services de renseignement américains, les attaques du 21 août 2013, menées avec «une forte certitude» par le régime ont fait au moins 1 429 morts, dont 426 enfants.

La famille rejoindra Damas, la capitale, quelques jours plus tard. Le plus jeune des fils mettra plusieurs mois à récupérer. Tous finiront par rejoindre la France, via le Liban. «Nous ne voulions pas partir mais au bout d’un moment, nous n’avions plus le choix. Rien ne se passait, Bachar al-Assad était toujours au pouvoir et nous avions épuisé nos économies.» Fadwa souffrira durant plusieurs années de dépression et d’amnésies. Elle a encore aujourd’hui des problèmes pulmonaires.

Le Parquet national antiterroriste devrait annoncer prochainement s’il considère ces mandats d’arrêt émis mardi valides ou s’il demande la nullité de l’un ou de plusieurs d’entre eux. Le cas de Bachar al-Assad est de loin le plus complexe ; président en exercice, il jouit a priori d’une immunité. Mais celle-ci pourrait être remise en cause vu la gravité des attaques chimiques. «Les juges d’instruction français ont acté leur position en matière de crimes internationaux : personne ne saurait se prévaloir d’une immunité, a déclaré le président du Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression, Mazen Darwish. Nous attendons des autorités françaises qu’elles respectent cette décision de justice au regard des souffrances et droits des victimes.»

L’instruction devra aussi poursuivre son cours durant plusieurs années, avant d’éventuellement aboutir à un procès du dictateur syrien, même en son absence.

1) Le prénom a été modifié.