Menu
Libération
Témoignages

En Afghanistan, «c’est comme si la vie s’était brusquement arrêtée»

Vingt ans après leur arrivée, les Américains mettent officiellement fin ce mardi soir à la plus longue de leurs guerres. A Kaboul, les habitants se sentent abandonnés par la communauté internationale et craignent le retour de l’oppression sous le régime taliban.
A Kaboul, le 22 août. (Victor J. Blue/NYT-REDUX-REA)
publié le 31 août 2021 à 7h00

L’Amérique se retire définitivement d’Afghanistan. La course contre la montre lancée par Washington et ses alliés pour évacuer des milliers d’Afghans et de ressortissants étrangers se termine ce 31 août, mettant fin à deux décennies de présence américaine. La fin du gigantesque pont aérien, qui a permis l’évacuation de plus de 114 000 personnes depuis la prise du pouvoir par les talibans, laisse les fondamentalistes islamistes seuls aux commandes du pays, où des centaines de milliers d’Afghans craignent désormais pour leur avenir.

«Kaboul est devenu triste»

La vie n’est déjà plus la même. «Les gens sont désespérés et inquiets. Les explosions et attaques se succèdent et très peu de femmes osent sortir de chez elles. Les talibans ont mis en place des check-points et certains déplacés dorment dans les parcs de la ville», constate Abdul Wadud Salangi, journaliste pour la chaîne de télévision Tolo News, joint par WhatsApp. Depuis la reprise en main du pays par les islamistes, les rues de la capitale se sont vidées d’une partie de leurs habitants. Ahmad (1), un ancien professeur au lycée français de Kaboul âgé de 34 ans, ne sort plus que pour faire des courses à proximité de son domicile : «Je ne vais pas plus loin car je me sens en danger. Et ce n’est que le début. Kaboul est devenu triste. C’est comme si la vie s’était brusquement arrêtée.» L’inquiétude a atteint son paroxysme jeudi, lorsqu’un sanglant attentat-suicide, revendiqué par la branche afghane de l’Etat islamique au Khorassan (EIK), a coûté la vie à plus de 180 personnes près de l’aéroport. Arrivé dans la capitale afghane il y a huit ans pour exercer son métier de journaliste, Hujjatullah Zia, 36 ans, a perdu un ami et collègue dans l’attaque. Ce dernier n’avait pas encore 30 ans et s’apprêtait à quitter le pays dans l’espoir d’une vie meilleure avec son frère, lui aussi tué. La situation sécuritaire ne s’était pas améliorée à la veille du retrait américain : plusieurs roquettes ont survolé lundi matin la capitale de six millions d’habitants, alors que l’administration américaine redoute encore de nouvelles attaques.

Les écoles, universités, parcs, restaurants et la plupart des banques ont fermé leurs portes. La population, qui subit de plein fouet les conséquences de l’effondrement du système bancaire, fait face à l’absence de liquidités. La chute de la valeur de la monnaie locale a entraîné une inflation des prix. Ceux des produits de base (farine, riz, huile…) ont augmenté de 10 à 20 % en quelques jours. «Heureusement, on avait quelques économies. On peut encore tenir une quinzaine de jours, au maximum. On espère que les banques rouvriront cette semaine ou la suivante. Et que la formation d’un gouvernement pourra débloquer les choses», explique au téléphone Zabi, la vingtaine, bloqué à Kaboul alors qu’il devait commencer des études aux Etats-Unis en septembre. Le Programme alimentaire mondial estime qu’une personne sur trois est désormais en insécurité alimentaire en Afghanistan et que deux millions d’enfants sont confrontés à un risque de malnutrition.

Meurtres, enlèvements et abus

Depuis leur arrivée au pouvoir, les nouveaux maîtres de Kaboul s’efforcent de montrer patte blanche. Respect des droits des femmes, amnistie générale pour les fonctionnaires de l’Etat et anciens collaborateurs des puissances étrangères… La multiplication des gestes d’apaisement ne suffit pas à rassurer la population. «Des informations sur des abus, enlèvements ciblés et meurtres commis par des talibans continuent d’émerger», constate Amnesty International, pour qui «la capacité des talibans à tuer et à torturer n’a pas diminué». En première ligne : les activistes, les artistes, les femmes, les minorités ethniques et religieuses, les législateurs ou encore les journalistes. Ali, 32 ans, a été le témoin de l’assassinat de quatre hommes par les talibans dans les rues de la capitale. L’ancien auxiliaire pour l’armée française entre 2012 et 2013 redoute aussi d’être pris pour cible. «Ils savent que j’ai collaboré avec des étrangers, que je suis engagé en faveur de l’émancipation des femmes et que je suis originaire de la vallée du Panshir [dernière poche de résistance armée face aux talibans, ndlr]. S’ils me trouvent, je crains le pire». Comme beaucoup d’autres ex-employés des forces étrangères, considérés comme des «traîtres» par les talibans, il déménage régulièrement pour éviter d’être repéré. Selon un rapport confidentiel de l’ONU, les talibans ont intensifié leurs recherches, avec des «visites ciblées porte-à-porte» chez les individus qu’ils veulent arrêter ainsi que chez les membres de leur famille. Par peur de représailles, certains ont mis le feu à leurs documents de travail.

Le 18 août, l’Union européenne et les Etats-Unis se sont dits «profondément inquiets» de la situation des femmes en Afghanistan, appelant les talibans à éviter «toute forme de discrimination et d’abus» à leur égard. Mais dans l’espace public, les femmes ont déjà quasiment disparu. «Vous ne pouvez plus voir une fille dans la rue sans qu’elle soit accompagnée d’un homme. Les violences faites aux femmes augmentent de jour en jour, constate Fatima, responsable administrative de 28 ans à l’Afghan Institute for Strategic Studies, jointe par téléphone. Avant le retour des talibans, je mettais des manteaux et des jeans. Maintenant, je dois porter le voile intégral, une longue robe noire avec un grand foulard.» Les talibans ont assuré dimanche que les Afghanes pourront étudier à l’université, en accord avec la charia (la loi islamique), et sans être mélangées aux hommes. Mais pour Laila, maîtresse de conférences dans une université privée de la capitale, «il est encore trop tôt pour leur faire confiance. Nous avons besoin de voir s’ils vont tenir leur parole. S’ils n’ont aucun problème avec l’éducation des filles, pourquoi les écoles et collèges sont-ils toujours fermés ?», s’interroge la femme de 27 ans.

«Je ne peux pas accepter ce qu’ils nous imposent au nom de l’islam»

Pour beaucoup de candidats au départ, la fin des évacuations est aussi celle de tout espoir. Fatima craint le scénario qui se dessine : «Je ne peux pas accepter ce qu’ils nous imposent au nom de l’islam, en particulier les femmes. Même si je dois un jour en faire les frais, je n’arrêterai jamais de témoigner de ce qu’il se passera ici.» Ahmad prédit aussi un avenir «très sombre» pour l’Afghanistan : «Il n’est jamais facile de quitter son pays. Mais je me sens trop en danger aujourd’hui. Dès que j’aurai la moindre opportunité, je partirai. Quitte à tout laisser derrière moi.»

D’autres continuent malgré tout d’espérer. Une centaine de pays ont annoncé dimanche avoir reçu l’engagement de la part des talibans qu’ils laisseraient partir tous les étrangers et ressortissants afghans disposant d’un permis de s’installer ailleurs, y compris après le retrait des troupes américaines. La France et le Royaume-Uni ont aussi plaidé lundi au Conseil de sécurité des Nations unies pour la création à Kaboul d’une zone protégée afin de permettre la poursuite des opérations humanitaires et la possibilité aux milliers d’Afghans de partir par d’autres moyens. «Il n’y a aucun avenir, aucune lumière au bout du tunnel. J’ai tout perdu : mon entreprise, mon emploi de fonctionnaire et mon argent», regrette Ali, qui envisage de fuir vers le Tadjikistan voisin.

Ainsi s’achève la plus longue guerre des Etats-Unis, laissant derrière elle des talibans plus forts que jamais et des milliers de vies à reconstruire. «Le pays s’est vidé de toutes les forces vives dont il disposait, regrette un homme politique afghan. Qu’est-ce que les talibans pouvaient-ils espérer de plus que de voir partir les plus éduqués ? Ils ont les mains libres, la communauté internationale a fait le travail à leur place.»