Des ados. Sur des chaises. Sur des monuments. Sur des réverbères. Sur les épaules. Sur les toits des immeubles et des camions et des voitures. Sur les coffres des stores des magasins. Aux fenêtres. Aux balcons. En survêt. En casquette. En baskets. La place al-Sa’a, à Ramallah, donne l’impression de déborder de jeunesse, partout où porte le regard. Les trompes et vuvuzelas sonnent comme un concert de cornes de brume. Des feux d’artifice éclatent et laissent voir une foule mouvante, aux reflets verts et rouges – couleurs du Maroc et de la Palestine mêlées.
Reportage
«C’est un événement historique. Une équipe arabe et africaine est en demi-finale dans un Mondial. Au Moyen-Orient, en plus. On sent que c’est très proche. Pour une fois, ce n’est pas en Europe, en Asie… Mais c’est un peu chez nous ! Et en tant que Palestinien, l’équipe du Maroc affiche notre drapeau à chaque fois. Ça montre que notre cause existe dans tout le monde arabe», commente Rabia, ingénieur dans la quarantaine, impatient d’assister au match.
La Palestine, depuis les accords d’Abraham, qui ont consacré des traités de paix entre Israël et des pays arabes, dont le Maroc, semblait être reléguée à la dernière place des priorités des acteurs de la région. Mais le Qatar, qui investit sur cette cause, a su la remettre au premier plan. Ce soir, c’est avant tout du sport. Rabia y croit : «On a vu l’équipe dans les matchs précédents. Ils ont les outils et les capacités. Ils sauront être présents.» Contre la France, ancienne puissance coloniale ? «C’est surtout que l’équipe est très forte…»
«La marche est haute»
Le match va commencer. L’hymne national français est salué, le marocain acclamé. La foule s’organise. Les jeunes devant, foule compacte, les familles derrière, avec leurs chaises et leurs graines de tournesol. A peine le temps de chercher ses chants que le Maroc encaisse un premier but. Stupeur. Inquiétude. La foule, hommes et femmes, se tient debout, bras croisés, mâchoires serrées. C’est du sérieux. Un vieil homme en canne n’y tient pas, se met debout, repose ses jambes l’une après l’autre. «Première fois que je regarde un match de la France pour cette Coupe du monde. Je ne connais pas les joueurs. Je ne pensais pas que le Maroc arriverait jusqu’à eux. La marche est haute…»
Les Lions de l’Atlas contre-attaquent furieusement. Mais chaque offensive trouve sa parade. La foule est suspendue au moindre geste des Marocains. Des jeunes sont montés sur le toit d’un camion, qui se met à tanguer comme s’il roulait sur une piste défoncée. Un policier leur demande de descendre. Puis deux. Puis cinq. Les jeunes font la sourde oreille. Des techniciens leur font comprendre que le véhicule assure la transmission du signal et que s’ils continuent, le match risque d’être coupé. Là, c’est grave. Les gamins descendent.
Des enfants, loin derrière, ne voient rien mais s’enthousiasment d’autant plus, courent et bondissent. On leur offre des écharpes aux couleurs du drapeau palestinien, qui apparaît de plus en plus, dans l’assemblée pavoisée d’oriflammes du Maroc. On applaudit la défense mais on préférerait célébrer les attaques. Ultime offensive marocaine avant la mi-temps. Les Français tiennent. Pause.
Fin de l’espoir
Deux amis, debout sur des chaises, descendent, les nettoient consciencieusement, puis s’assoient, déjà épuisés : «Bien sûr que c’est dur ! dit l’un, en polaire marron et lunettes de bon élève. Les Français sont les champions du monde ! Les Marocains se débrouillent bien, mais si on passe c’est un miracle.» Le match reprend. Le Maroc attaque, la France défend et contre-attaque, le ballon passe d’un bout à l’autre sur le terrain et à Ramallah, on s’enthousiasme avant de soupirer de désespoir, puis de lever les mains au ciel, tenter un chant, avant de s’effondrer, comme si tout le poids du monde retombait sur les épaules recouvertes de rouge et de vert. C’est là qu’intervient le deuxième but. D’un même mouvement, la foule se lamente pour le score et applaudit l’action surnaturelle de Mbappé.
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«Que c’est dur. Dieu que c’est dur», murmure l’homme en polaire marron. Les Marocains vont au bout de leur effort, s’essaient à quelques dernières attaques, mais à Ramallah, l’espoir s’évapore dans le froid de décembre. La foule se disperse déjà, à dix minutes de la fin du match. Les voitures recommencent à circuler sur la place, comme si la ville reprenait le contrôle sur l’événement. «C’était un beau rêve… C’est bien d’être arrivé jusque-là. Les Marocains sont allés jusqu’au bout d’eux-mêmes, et tous les arabes les ont poussés pour ça», dit l’homme en polaire marron, avant de s’éclipser sans donner son nom ni demander son reste, la gorge serrée. Le match se termine. Loin vers l’ouest, les lumières de Tel-Aviv se devinent dans l’obscurité. Là-bas aussi, les Juifs marocains tendent à encourager un pays dont sont originaires 10 % des Israéliens. Mais ces vœux réunis n’ont pas exaucé de miracle.