Le compte Instagram de José Andrés, suivi par plus d’un million de personnes, est à l’image de son propriétaire : disparate. Sur certaines photos et vidéos, on voit le chef étoilé, rigolard sympathique à la barbe blanche finement taillée, cuisiner avec Bryan Cranston (l’acteur de Malcolm et Breaking bad) pour une émission d’Amazon Prime ou faire la promo de son dernier livre de cuisine dans le talk-show de Jimmy Fallon. Sur d’autres, le ton est beaucoup plus grave : il y parle de l’aide humanitaire nécessaire à Gaza, au Maroc ou encore en Ukraine. Et de l’action de l’ONG qu’il a fondée, World Central Kitchen (WCK), qui fournit des repas aux habitants de pays touchés par des catastrophes.
Ce mardi 2 avril, c’est sans surprise le ton grave qui prime. «Aujourd’hui, WCK a perdu plusieurs de nos sœurs et frères lors d’une frappe aérienne de Tsahal à Gaza. J’ai le cœur brisé et je pleure leurs familles», écrit-il sur ses réseaux sociaux. La veille, une frappe de l’armée israélienne a tué sept employés de l’ONG qui œuvraient dans la bande de Gaza. Selon World Central Kitchen, tous se trouvaient dans un convoi de trois voitures clairement identifiables et les autorités israéliennes étaient au courant de leur déplacement. «Le gouvernement israélien doit mettre un terme à ces massacres aveugles, s’est ému José Andrés. Il doit cesser de restreindre l’aide humanitaire, cesser de tuer des civils et des travailleurs humanitaires et cesser d’utiliser la nourriture comme une arme.»
D’après des photos des victimes partagées par José Andrés et l’ONG, six hommes (trois Britanniques, un Polonais, un Américano-canadien et un Palestinien) et une femme australienne ont péri dans la frappe. Quatre d’entre eux avaient moins de 40 ans.
Leur mort a rapidement été relayée par des ONG et diplomates du monde entier, jusqu’à embarrasser au plus haut sommet de l’Etat hébreu. Benyamin Nétanyahou a rapidement parlé d’un «incident tragique» et «non intentionnel» qui ne doit «jamais» se reproduire. Quant à l’armée israélienne, elle a déjà déclaré ouvrir une enquête pour tenter de comprendre les circonstances de la frappe. Le porte-parole de Tsahal a par ailleurs déclaré s’être entretenu avec José Andrés.
Cuisinier immigré à succès
Rien pourtant ne prédestinait cet Espagnol, né en 1969 dans la petite ville minière de Mieres, à la gloire et à la fortune, ni à se retrouver à parcourir le monde pour aider les plus démunis. Soucieux de conserver une image de self-made man, José Andrés raconte avoir commencé à travailler comme cuisinier dès l’adolescence, après avoir arrêté l’école à 14 ans, puis être parti pour New York à 21 ans avec 50 dollars en poche. Aux Etats-Unis, il travaille dans des cuisines espagnoles, avant d’ouvrir à son tour plusieurs restaurants et de faire fortune. Aujourd’hui sa société possède une vingtaine d’enseignes dans les plus grandes villes américaines, toutes tournant autour des spécialités espagnoles. Un de ses restaurants est même double étoilé.
Fort de son succès et d’une aura médiatique glanée en présentant des programmes de télévision liés à la cuisine, José Andrés fonde en 2010 la World Central Kitchen avec pour objectif de venir en aide aux victimes du tremblement de terre à Haïti. L’opération se reproduit ensuite en Turquie, au Maroc, aux Bahamas, en Indonésie, en Zambie, à Cuba… A chaque fois, le principe est le même : créer des cuisines communautaires éphémères en s’appuyant sur des réseaux locaux pour permettre un accès à la nourriture à des personnes dans le besoin. En parallèle, l’Espagnol, qui a obtenu la nationalité américaine en 2013, fonde le Global food institute à l’université George Washington.
«Qu’y a-t-il de plus essentiel que de nourrir l’humanité ?»
Lauréat de nombreux prix pour ses actions humanitaires, dont certains remis des mains de Barack Obama, José Andrés plaide pour que les gouvernements s’emparent bien plus de la question de l’alimentation. «Chaque dirigeant devrait avoir un conseiller spécial chargé de ce domaine, de la même manière qu’il a des conseillers pour la défense, la diplomatie ou l’énergie, déclarait-il au Monde en octobre 2023. Les candidats à une présidentielle n’évoquent jamais cet enjeu. Pourtant, qu’y a-t-il de plus essentiel que de nourrir l’humanité ? Il y a de l’arrogance à considérer la nourriture comme un acquis. Partout on sonne l’alerte, mais les politiques s’entêtent à l’ignorer. Or l’avenir de l’humanité en dépend.»
Le quinquagénaire a aussi plusieurs fois pris position en faveur du droit des migrants. En 2016, il avait notamment annulé un projet d’ouverture d’un restaurant dans un hôtel de Donald Trump après une sortie de ce dernier sur les immigrés mexicains sans papiers (des «violeurs» et des «meurtriers» pour l’ex-président américain).
Après avoir aidé à nourrir des personnes blessées ou déplacées après l’attaque du Hamas du 7 octobre, World Central Kitchen s’est fortement investi dans la bande de Gaza. L’ONG revendiquait il y a quelques jours y avoir servi plus de 40 millions de repas ces sept derniers mois grâce à plusieurs dizaines de cuisines communautaires. Une aide importante mais bien insuffisante alors que plusieurs centaines de milliers de personnes vivent désormais à Gaza dans une situation de quasi-famine. Mi-mars, José Andrés et WCK se sont aussi impliqués pour permettre à un navire rempli d’aide humanitaire de converger entre Chypre et Gaza, grâce notamment à la construction temporaire d’une jetée dans le territoire palestinien assiégé. Ce mardi, l’ONG a finalement annoncé suspendre ses activités dans l’enclave palestinienne, laissant plus encore les quelque deux millions de Gazaouis livrés à leur propre sort.