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Témoignages

«Je ne me contente plus de couvrir la catastrophe, je la vis» : tenaillés par la faim, les journalistes de l’AFP à Gaza racontent leur quotidien de plus en plus difficile

A Gaza, les journalistes présents sur place sont en proie à une famine qui ne cesse de s’accroître. Ils craignent pour leur vie. L’AFP a recueilli leurs témoignages, que «Libération» publie.
Des hommes transportant des sacs de farine, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 22 juillet 2025. (Photo/AFP)
publié le 23 juillet 2025 à 9h38

Informer depuis Gaza est extrêmement compliqué. Aucun journaliste ne peut y entrer, à l’exception de brèves incursions au sein d’unités de l’armée israélienne. Seuls ceux qui étaient sur place avant le 7 Octobre continuent d’informer sur la situation. Parmi eux, des reporters de l’Agence France-Presse, qui alerte sur les conditions de vie de ses collaborateurs. Nous publions ce jour leurs témoignages, recueillis par l’AFP elle-même.

«On n’a plus de force.» Entre faim extrême, manque d’eau potable et fatigue physique et mentale croissante, les journalistes de l’AFP présents dans la bande de Gaza ont de plus en plus de difficultés à couvrir la guerre. Rédacteurs, photographes et vidéastes palestiniens sont même contraints de réduire leur couture du conflit face à des conditions de vie intenables. Parmi eux, Bashar Taleb, 35 ans.

Il est l’un des quatre photographes de l’AFP sélectionnés cette année pour le prix Pulitzer. «J’ai dû interrompre mon travail plusieurs fois pour chercher de la nourriture pour ma famille», raconte le reporter, qui vit dans les ruines de sa maison à Jabalia al-Nazla, dans le nord de Gaza. «Pour la première fois, je me sens complètement abattu.»

A Gaza City, le directeur de l’hôpital Al-Shifa, Mohammed Abou Salmiya, a alerté mardi 22 juillet sur des «niveaux alarmants de mortalité» dus au manque de nourriture, affirmant que 21 enfants étaient morts de faim et malnutrition en trois jours.

Omar al-Qattaa, photographe lui aussi âgé de 35 ans et candidat au Pulitzer, est épuisé. Il dépend d’antalgiques pour tenir le coup en raison de douleurs dorsales. Mais les médicaments de base sont introuvables en pharmacie. Le manque de vitamines et d’aliments nutritifs aggrave encore son état. «Je dois porter du matériel lourd, marcher des kilomètres […]. On ne peut plus se rendre sur les lieux de reportage, on n’a plus de force à cause de la faim.»

«Menace constante»

En juin, l’ONU avait dénoncé ce qu’elle qualifie d’«utilisation de la nourriture à des fins militaires» par Israël, parlant d’un crime de guerre, après la multiplication des annonces alarmantes d’ONG sur la malnutrition. Israël, qui assiège le territoire et laisse entrer l’aide au compte-gouttes, accuse le Hamas d’exploiter la détresse des civils, notamment en détournant l’aide pour la revendre à prix fort ou en tirant sur ceux qui attendent l’aide.

Des témoins et la Défense civile de Gaza ont toutefois accusé à plusieurs reprises les forces israéliennes d’avoir tiré sur des personnes qui attendaient de l’aide, l’ONU affirmant que l’armée avait tué plus de 1 000 Palestiniens qui tentaient de se procurer de la nourriture depuis la fin du mois de mai.

Le journaliste Khadr Al-Zanoun, 45 ans, à Gaza City, est lui aussi touché par cette famine. Il a perdu 30 kilos depuis le début de la guerre. Le manque de nourriture et d’eau lui provoque des évanouissements et une «fatigue extrême» ainsi qu’une difficulté à travailler. Il n’est pas le seul : «Ma famille est aussi à bout.»

Le photojournaliste Eyad Baba, 47 ans, déplacé du sud de la bande de Gaza vers Deir el-Balah (centre), où l’armée israélienne a lancé une offensive terrestre cette semaine, a quant à lui dû quitter un camp surpeuplé et insalubre pour louer un logement à un prix exorbitant, afin d’y abriter sa famille. «Je n’en peux plus de cette faim, elle touche mes enfants.»

Etre journaliste à Gaza, c’est aussi travailler «sous la menace constante des armes», explique Eyad Baba, soulignant toutefois que «la douleur de la faim est plus forte que la peur des bombardements». «Dans le cadre de notre travail, nous avons été confrontés à toutes les formes possibles de mort. La peur et la sensation d’une mort imminente nous accompagnent partout.»

Inflation

La journaliste de l’AFP Ahlam Afana, 30 ans, souligne une autre difficulté : une épuisante «crise de liquidités», liée à des frais bancaires exorbitants et à une inflation galopante sur les rares denrées disponibles, vient aggraver la situation. «Les prix sont exorbitants», déplore-t-il. «Un kilo de farine se vend entre 100 et 150 shekels israéliens (25 à 38 euros), ce qui dépasse nos moyens, même pour en acheter un seul kilo par jour.»

Ce n’est pas tout. «Le riz coûte 100 shekels, le sucre dépasse les 300, les pâtes 80, un litre d’huile entre 85 et 100. Les tomates se vendent entre 70 et 100 shekels. Même les fruits de saison – raisins, figues – atteignent 100 shekels le kilo.» Impossible de se permettre de tels achats. «Je ne me souviens même plus de leur goût.» Ahlam Afana travaille depuis une tente délabrée, sous une chaleur étouffante, menacée par les bombardements et affamée. «Je ne me contente plus de couvrir la catastrophe. Je la vis.»

Le prix des carburants – là où l’on en trouve encore – explose lui aussi, rendant tout déplacement en voiture impossible. Et les retraits en liquide peuvent être taxés jusqu’à 45 %.

200 journalistes tués

Reporters sans frontières (RSF) a indiqué mardi 22 juillet que plus de 200 journalistes avaient été tués à Gaza depuis l’attaque du 7 Octobre 2023. Un deuil qui a éprouvé le vidéaste Youssef Hassouna, 48 ans, «de toutes les manières possibles». Il a aussi perdu des amis et membres de sa famille.

Malgré un «profond vide intérieur», il continue à exercer son métier. «Chaque image que je capture pourrait être la dernière trace d’une vie ensevelie sous les décombres.»

Zouheir Abou Atileh, 60 ans, ancien collaborateur du bureau de l’AFP à Gaza, partage le vécu de ses confrères et parle d’une situation «catastrophique» : «Je préfère la mort à cette vie.»