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Libération
Témoignage

Journal d’une Gazaouie : «Cette terre, c’est la nôtre, imbibée de notre sang, façonnée par notre souffrance»

Gaza, l'engrenagedossier
Nour Z. Jarada vit à Gaza depuis toujours. Pour «Libération», cette psychologue de Médecins du monde France raconte son quotidien dans l’enclave palestinienne. Huitième épisode : la trêve et le retour à Gaza, sa ville en ruines mais adorée.
A l’issue de quinze mois de guerre, la ville de Gaza a été presque entièrement détruite par les bombardements israéliens. (Ramadan Abed/Reuters)
par Nour Z. Jarada, psychologue gazaouie pour Médecins du Monde France
publié le 1er mars 2025 à 8h51

Ce ne sont pas mes pieds mais bien mon cœur qui a parcouru le chemin vers ma Gaza, ma ville bien-aimée. Le cessez-le-feu a été annoncé le 15 janvier 2025 et il est entré en application le 19 janvier. Un accord a été passé pour ouvrir la route entre le sud de la vallée, zone où nous avons tous été déplacés et consignés, et le nord de Gaza, dont nous avions été expulsés par des bombardements incessants, des menaces et des évacuations forcées pendant un an et demi. Avant de revenir dans le nord de Gaza, de nombreuses personnes ont brûlé ces tentes tant détestées qui ont accompagné leurs déplacements, comme pour effacer un chapitre douloureux de leur vie.

Des milliers de gens se sont précipités vers le point de passage, dormant à la belle étoile, impatients de rentrer. Mais le matin venu, les forces d’occupation israéliennes ont refusé d’ouvrir la route. Ce fut l’un des moments les plus douloureux de nos vies, les heures d’attente les plus longues. Le jour suivant, la route a enfin été ouverte et une véritable marée humaine s’y est engouffrée : une marée épuisée, accablée, et pourtant rapide, avançant sans heurts. Malgré des visages marqués par la guerre et la mort, on pouvait y voir des sourires.

«On dirait la fin du monde»

Je n’ai pas pu rentrer lors de ces deux premiers jours. Je n’ai pas cessé de pleurer : ces heures me semblaient les plus longues de ma vie. La ville de Gaza m’attendait enfin, elle qui m’avait tant manquée, pour laquelle j’avais tant pleuré. Etait-ce une nouvelle leçon de patience qu’il me fallait retenir en étant confrontée à la plus dure des épreuves ? On m’a dit d’être raisonnable, de m’assurer d’avoir un endroit où revenir, d’attendre que le chemin se dégage. La route faisait plus de dix kilomètres, un chemin difficile et accidenté, balafré par les engins militaires. Les gens sont arrivés totalement exténués, incapables de tenir debout après ce voyage épuisant. Ma famille et mes collègues non plus n’étaient pas encore rentrés. Je les aime, nous sommes liés : je les voulais à mes côtés et je voulais être dans la ville de Gaza.

Après deux longues journées, j’ai envoyé un message à un collègue revenu avant moi : «Comment est l’air dans la ville de Gaza ville ?» Sa réponse est arrivée sans hésitation : «Il guérit les cœurs.» A cet instant, j’ai décidé de rentrer au lever du soleil, quoi qu’il arrive. J’ai préparé mes enfants : «Nous marcherons pendant des heures sans nous arrêter.» J’ai écrit leurs noms et des numéros à contacter sur des morceaux de papier que j’ai placés dans leurs bagages, au cas où. A l’aube, nous nous sommes mis en route, impatients.

Lorsque nous avons atteint le point de passage, nous avons vu des gens marcher vers le nord de Gaza. Mon cœur battait la chamade, je ne pouvais pas en croire mes yeux. Je n’aurais jamais cru pouvoir vivre ce moment. Pas à pas, nous avons continué à avancer : mes enfants, ma collègue, ses enfants. Je débordais de joie, l’épuisement ne m’atteignait même pas. Puis, au loin, ma ville dévastée a commencé à apparaître. Nous avons contemplé les ruines, peinant à appréhender cette vision. Dans un murmure, j’ai lâché à mon amie : «On dirait la fin du monde.» Plus nous approchions et plus les battements de mon cœur accéléraient.

Des rues familières sont apparues, leurs cicatrices poignardaient mon âme. D’autres rues, anéanties, étaient méconnaissables. Mon cœur s’est serré douloureusement en voyant des écritures et des graffitis en hébreu, une preuve de leur présence, de leur destruction. De l’herbe sauvage avait commencé à pousser sur les décombres de nos maisons bombardées. C’est seulement à ce moment-là que j’ai réalisé combien de temps s’était écoulé : les saisons s’étaient succédé et Gaza ville avait tout enduré. Ma ville avait saigné mais refusé de mourir. Je me suis émerveillée de ma réaction : comment pouvais-je sourire, entourée par une telle destruction ? Est-ce que j’avais perdu la tête ? Non. La joie de rentrer chez moi l’emportait simplement sur tout le reste. Nous avons pris une charrette tirée par un âne épuisé pour atteindre le centre-ville. Elle avançait laborieusement tandis que le rythme de mon cœur la devançait.

Nos vies sont sacrées

Lorsque nous avons atteint Al-Saraya, un carrefour historique du centre-ville de Gaza, je suis restée interdite, incapable d’y croire. Même les détails les plus infimes me bouleversaient. J’ai descendu la rue Al-Jundi al-Majhoul, l’une des rues les plus célèbres de la ville de Gaza, réduite en ruines par les bulldozers. Pourtant, je pouvais toujours la reconnaître, sentir son odeur familière, ressentir son histoire. J’ai appelé un ami, j’ai crié dans le téléphone, en sanglots et incapable de m’encombrer de formules de politesse : «Je marche dans Al-Jundi ! Je suis là !» Je suis arrivée à ma maison, en partie détruite, un sort plutôt chanceux comparé à d’autres bâtiments. J’ai grimpé par-dessus les décombres pour rentrer. De la poussière et des débris recouvraient mon lit, mais je n’ai pas hésité une seule seconde : je m’y suis allongée et j’ai pleuré. Puis, essuyant mes larmes, je suis ressortie pour déambuler dans les rues de ma ville.

J’ai marché dans la ville de Gaza toute la journée, mes pieds gonflés mais refusant de s’arrêter. Ils m’ont mené jusqu’aux ruines de la maison de mon collègue Maysara, où j’ai prié pour son âme. J’ai visité les ruines de la maison familiale, où tant de mes souvenirs se trouvent enterrés. Je suis allée voir ma grand-mère et j’ai pu enfin l’enlacer. J’ai continué à marcher, repoussant l’épuisement avec des antidouleurs. Mon corps se fatiguait au mauvais moment : j’aurais voulu étreindre chaque partie de la ville de Gaza. A la nuit tombée, j’ai retrouvé mon lit pour y dormir et je me souviens avoir envoyé un message à Carolina, ma responsable, pour partager ma joie de dormir enfin dans mon propre lit après un an et demi. Mais je n’ai pu fermer l’œil de la nuit : j’ai passé mon temps à me retourner et à regarder par la fenêtre pour m’assurer que j’étais toujours là, que ce n’était pas un rêve.

Je dois avouer que je me débats maintenant avec la culpabilité du survivant. Je pense à ceux que nous avons perdus, à ceux qui me manquent. Je n’aurais jamais pu imaginer marcher dans ces rues sans eux. Nous avons tant perdu : 48 339 personnes tuées, 111 753 blessées et environ 11 000 portées disparues selon le bilan officiel du ministère de la Santé du Hamas. J’essaie de me consoler en me disant qu’ils sont en paix là où ils sont, auprès de Dieu. Nous appartenons tous à Dieu et c’est à lui que nous retournons. Mais la mort n’a jamais été notre choix : elle nous a été imposée. Nos vies sont sacrées. Notre peuple mérite de vivre. Nous sommes créés pour construire cette terre, pour y vivre, pour rendre grâce à Dieu dans la vie, pas dans la mort.

Fière et inébranlable

Le monde parle de nous aux informations et dans des conférences pleines d’indifférence, on parle de nous comme d’une crise, d’un fardeau. Ils voudraient que nous mourions en silence, ils débattent de «solutions» : déplacement, exil, les nations hésitent encore. Personne n’écoute réellement. Personne ne voit ceux qui dorment à ciel ouvert dans les décombres de leurs habitations. Ils ne voient pas notre amour pour cette terre, notre refus de l’échanger pour quoi que ce soit. C’est la nôtre : imbibée de notre sang, façonnée par notre souffrance. Nous avons perdu au-delà de l’imaginable, mais nous sommes les seuls à mériter cette terre.

C’est pour cela que notre équipe de Médecins du monde a rapidement œuvré pour ouvrir une clinique dans le nord de Gaza, à Al-Zeitoun, une zone qui était assiégée depuis des mois. Au cœur de cette destruction, nous avons vu les gens revenir, désireux et en attente de soins médicaux et psychologiques. Parmi eux, de nombreux patients reçus dans les cliniques mises en place pour les personnes déplacées, qui continuent leurs opérations malgré tout.

Nos chers anciens bureaux ont été bombardés et brûlés, alors j’écris maintenant depuis mon nouveau bureau dans la ville de Gaza. Des messages en hébreu marquent encore les murs ici, témoignage douloureux de ce que nous avons enduré. Malgré tout ce que j’ai appris de la patience et de la résilience pendant cette guerre, je refuse d’accepter la vue de ces mots autour de moi.

J’aime cette ville sous toutes ses formes : ses ruines, sa force et sa résilience. Chaque pierre, chaque grain de sable et chaque goutte de sang versée ici font partie de nous : ce sont nos souvenirs et l’essence de notre identité. Nous reconstruirons. L’esprit de cette terre nous guérira tout comme nous la guérirons. Nous sommes là, Gaza. Nous sommes revenus à ton cœur meurtri. Tu es là, fière et inébranlable. Cette terre est la nôtre : notre histoire, notre enfance, notre jeunesse et notre futur.