Menu
Libération
Témoignage

Journal d’une Gazaouie : «Nous sommes morts de toutes les morts possibles»

Nour Z. Jarada vit à Gaza depuis toujours. Pour «Libération», cette psychologue de Médecins du monde France raconte son quotidien dans l’enclave palestinienne rythmée par la guerre. Sixième épisode : l’angoisse de l’hiver et un soupçon d’espoir.
Les tentes des déplacés après de fortes pluies à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 30 décembre. (Madji Fathi/NurPhoto. AFP)
par Nour Z. Jarada, psychologue gazaouie pour Médecins du Monde France
publié le 31 décembre 2024 à 15h07

Décembre s’achève et nous affrontons un deuxième hiver de guerre. Jamais je n’aurais pu imaginer traverser un autre hiver comme celui-ci. Autrefois, l’hiver était ma saison préférée. Lorsque l’on me demandait ma période préférée dans l’année, je répondais toujours l’hiver. Toujours. J’aimais sa pluie, sa fraîcheur, son réconfort. J’aurais aimé que ce soit toujours l’hiver. Mais désormais, les choses ont changé. Je ne peux plus me permettre le luxe d’aimer l’hiver. Je n’ai plus de maison chaleureuse, de vêtements d’hiver, de couvertures ou même de chauffage. Je n’ai plus nos rues, nos rassemblements, ou nos bonnes tasses de thé chaud partagées avec les proches. Désormais, aucun d’entre nous ici ne peut se payer le luxe d’aimer l’hiver.

Je me souviens avoir pleuré toutes les larmes de mon corps à la première pluie de l’année. La tristesse d’un nouvel hiver alors que nous sommes toujours en guerre était insupportable. Mon cœur s’est brisé pour nous, pour les familles dans les tentes. Cette nuit-là, j’ai vu des tentes inondées aux informations et j’ai remercié Dieu pour le toit fragile qui m’abrite. Pourtant, mon cœur s’est brisé pour nos enfants et familles qui ont passé la nuit dans l’eau glacée, à attendre l’aube ou simplement que la pluie cesse. Alors que ces heures obscures s’étiraient, les pleurs d’un enfant ont retenti dans une tente à proximité. Ils perçaient le silence, remplis de chagrin et de douleur. Je ne savais pas si l’enfant avait froid ou faim mais je ne pouvais pas dormir. Toutes les nuits sont terrifiantes en temps de guerre : elles sont sans pitié, cruelles et infinies. Nous le savons tous, nous redoutons les longues heures qui nous séparent du matin et prions pour que les horreurs de la nuit s’achèvent.

Résilience

Aujourd’hui, après plus d’un an et deux mois de guerre à Gaza, je suis une personne différente. Malheureusement, je ne suis pas sûre de savoir si ce changement est une bonne ou une mauvaise chose. D’un côté, le chagrin pèse lourdement sur mon cœur, c’est une blessure si profonde que même le temps ne pourra l’effacer. Cette injustice ouvre la porte à une myriade de questions qui se bousculent dans mon esprit : Pourquoi ? Comment l’espace géographique dans lequel nous sommes nés, auquel nous appartenons, pourquoi notre race, notre couleur, notre religion se trouvent être des facteurs qui déterminent notre destin ? Nos souffrances, nos traumatismes ? Comment ces éléments que nous n’avons pas choisis peuvent-ils avoir le contrôle du cours de nos vies ? Comment guérir de traumatismes aussi impitoyables ? Comment puis-je continuer à vivre sans ceux que j’aime ? Ces questions me hantent, d’autant plus quand j’imagine la fin de la guerre.

Pourtant, je me suis aussi découvert une résilience que je n’aurais jamais imaginé posséder. J’ai enduré la peur, les déplacements, la perte, le deuil, les larmes et un chagrin inimaginable. J’ai affronté tout cela patiemment, même sans avoir le choix. A travers tout cela, c’est ma foi inébranlable qui m’a portée, une conviction qu’il y a une raison à chaque chose, même si seul Dieu la connaît. Nous croyons en Dieu. Chaque épreuve que nous traversons porte en elle une sagesse que nous ne pouvons appréhender par nos esprits. Nous remettons nos cœurs à Dieu, même lorsque l’épreuve semble humainement au-delà de nos capacités. Cette foi m’a poussée à persévérer, à poursuivre le travail, à me battre et à soutenir ceux qui m’entourent.

Sécurité introuvable

Dans cette guerre, l’adversité est sans limite : la famine dans le nord de Gaza au cours de l’année était impensable. Les gens ont été contraints de manger des feuilles d’arbres, de chercher désespérément le moindre reste de farine. Le «massacre de la farine» a même fait la une des journaux internationaux, les gens mangeant du pain taché de sang. Des pays ont envoyé de l’aide par la mer, notre population s’est noyée en essayant de l’atteindre. Est-il vraiment possible que Gaza, autrefois célébrée pour son hospitalité et sa cuisine généreuse, est aujourd’hui une terre où l’on meurt de faim ? Voilà pourtant la réalité à laquelle nous sommes confrontés. Nous sommes morts de toutes les morts possibles. Et aujourd’hui, la famine nous a rattrapés dans le sud et le centre de Gaza, des régions prétendument «sécurisées» pour les civils déplacés. Mais la sécurité reste introuvable.

La nourriture se fait de plus en plus rare, et les prix augmentent tellement qu’ils deviennent inaccessibles pour la plupart d’entre nous. Autrefois un produit de base, la farine est devenue difficile à trouver. Ceux qui parviennent à en obtenir de petites quantités la trouvent souvent infestée de vers ou d’insectes, mais nous la tamisons avant de la cuire et de la manger car nous n’avons pas d’alternatives.

Il m’est même arrivé de plaisanter amèrement avec des collègues, en disant que je préférerais mourir lors d’une frappe aérienne que de mourir de faim : ce serait plus rapide et moins douloureux. Y a-t-il plus grande injustice que de vivre dans un monde où l’on réfléchit à une manière de mourir, à la manière la moins insoutenable de quitter cette vie ?

Peut-être que je n’écrirais plus jamais

Depuis le début du mois de décembre, il y a eu quelques lueurs d’espoir ; des rumeurs d’un potentiel cessez-le-feu. Mais personne n’ose plus se montrer optimiste. Voilà un autre changement. Il y a encore quelques mois, j’étais l’une de ces personnes pleines d’espoir. Chaque fois que j’entendais des rumeurs de cessez-le-feu, je me précipitais pour faire ma valise, prête à rentrer chez moi. Mais chaque fois, mon cœur a été brisé. Aujourd’hui, j’ai appris à ne pas espérer. En psychologie, cela s’appelle l’impuissance acquise : lorsque des échecs ou des épreuves répétées laissent une personne dans un état d’impuissance, incapable de croire que les choses changeront.

Je rêve pourtant toujours de la fin de la guerre. Je rêve de retrouver ma maison dans le nord de Gaza, de revoir ma grand-mère. Elle a plus de 70 ans et c’est une femme résiliente, douce et très croyante. Je ne l’ai pas revue depuis le 7 octobre. Mon cœur se languit de la serrer contre moi. Je ne parviens pas à imaginer comment elle a enduré la terreur, la faim et le deuil. Nous parlons parfois au téléphone mais c’est trop douloureux. Nous pleurons toutes les deux et les appels se terminent par davantage de peur et de nostalgie.

A cet instant, je m’imagine vous écrire la prochaine fois depuis le nord de Gaza. Peut-être qu’une petite part de la Nour pleine d’espoir est encore là en moi. Ou peut-être que je n’écrirais plus jamais. Personne ne sait de quoi est fait le futur. Mais ce que je sais, c’est que les oppressions prennent toujours fin un jour. Comme l’écrivait le poète Abu al-Qasim al-Shabi : «S’il arrive au peuple, un jour, de vouloir vivre, il faudra bien que le destin réponde.» Et comme Dieu le promet dans le Coran : «A côté de la difficulté est, certes, une facilité !» Malgré tout ce que nous endurons, nous nous accrochons à notre force et notre résilience. Chaque jour, nous mettons de côté notre peine pour endosser nos rôles et tendre la main à ceux qui nous entourent. Venir en aide à ceux que le monde a oubliés donne un sens et un but à nos vies.

Un désir si simple

Le mois dernier, un moment s’est gravé dans ma mémoire. Un jeune homme qui visite notre clinique a perdu sa famille tout entière et sa jambe droite dans la guerre. Unique survivant, il vit désormais seul dans une tente fragile. Malgré ces deuils inimaginables, il représente une source d’espoir pour les autres. Lors des sessions psychosociales, il a appris des exercices de respiration et des techniques d’adaptation. Nous avons remarqué qu’il apprend désormais ces exercices aux autres patients dans la salle d’attente de la clinique et qu’il échange sur la manière dont il parvient à gérer son deuil. Sa force m’inspire.

A certains moments, mes collègues et moi nous autorisons à rêver d’un retour dans notre ville dévastée. Nous parlons des premières choses que nous ferions lorsque ce jour viendra. Avant tout, nous voulons honorer la mémoire de notre cher collègue, le docteur Maisara, en dégageant son corps des décombres de sa maison après plus d’un an et en lui offrant une sépulture digne. Ensuite, nous chercherons un abri ; peut-être dans des tentes, et nous travaillerons ensemble pour rebâtir nos vies et la clinique, pour continuer à servir notre peuple. Quant à moi, je reverrais ma grand-mère. C’est un désir si simple mais si profond qui me donne la force de continuer à endurer les épreuves.

Honnêtement, après tout cela, si j’avais le choix, je choisirais d’être Gazaouie, d’être Palestinienne, de cette terre que j’aime encore et encore, aujourd’hui et pour toujours.