«Le seul survivant, c’est le mort.» Ces mots résonnent sans cesse autour de nous. Tout le monde ici les répètent. Nous sommes exténués, vidés. Nous menons une vie qui n’en est plus vraiment une. Une vie où la mort rôde à chaque coin de rue, à chaque heure du jour et de la nuit. Une vie où survivre devient un combat quotidien pour les besoins les plus élémentaires : un repas, de l’eau, un endroit où dormir. Il en est parmi nous que la douleur a tant ravagés qu’ils en viennent à espérer la mort, convaincus qu’auprès de Dieu, la paix et l’éternité les attendent. Comme m’a dit un jour mon collègue Basel, en citant un vers du poète Abdel Rahman El-Abnoudi, «lorsque la mort vient te prendre, mon fils, meurs sans attendre». Parfois, la mort semble plus clémente que la vie à laquelle nous sommes condamnés.
Dans cette réalité insoutenable, on ne peut s’empêcher de se demander : comment peut-on encore tenir debout, au cœur de ce traumatisme sans fin ? Les psychologues disent que l’humain s’adapte de différentes manières aux événements traumatiques. Mais Gaza… Gaza est différente. Ici, le traumatisme ancre ses racines profondes, inexorable et insidieux. Il colle à la peau. Il s’insinue dans le tissu même de l’existence. Et pourtant, malgré l’ampleur de la souffrance, un mécanisme de survie éclatant de force persiste : la foi. Après le fracas des bombes, quand une demeure s’écroule et qu’un être aimé s’éteint, les survivants se tiennent côte à côte pour lire le Coran. Quelqu’un déclame : «Alhamdoulilah – loué soit Dieu, en toutes circonstances, dans l’aisance comme dans l’épreuve. Nous tiendrons bon, et nous serons récompensés.»
L'épisode 9
Cette foi inébranlable n’est pas le seul rempart qui empêche les cœurs de sombrer. A ses côtés, une autre force : l’unité. Le sentiment d’appartenance. Quand les déplacements de masse nous arrachent à nos foyers, on voit cette solidarité devenir encore plus éclatante. Les familles partagent le peu qu’il leur reste : un abri, un repas. Pas seulement avec les leurs, mais bien souvent avec des inconnus. Quelqu’un qui a perdu son foyer ouvre les bras et dit : «Ma maison est ta maison. Nous sommes une seule famille.» Et même au milieu de la destruction, nous nous accrochons farouchement à l’humour. Nous plaisantons sur notre quête sans fin de nourriture, ou sur l’envie de goûter à nouveau à nos plats préférés. Nous ironisons même sur l’intoxication alimentaire causée par un repas avarié. Ce n’est pas du déni. C’est notre façon de tenir. C’est l’air qu’on respire pour ne pas se noyer dans le chagrin.
Partagés entre deuil et instinct de survie
Dans les cliniques de Médecins du monde, nous utilisons l’art-thérapie pendant les séances de soutien psychologique. Les enfants dessinent la guerre : des maisons détruites, des chars, des rues éventrées. Mais parfois, au milieu des ruines, un soleil immense surgit. Ou encore une maison toute neuve, élevée dans le ciel d’un avenir incertain. L’art leur donne une voix lorsque les mots font défaut.
On assiste à des élans d’attachement bouleversants. Les enfants s’agrippent à leurs parents et refusent de s’en séparer, même pour dormir. Ma fille, les enfants de mes amis… Tous s’accrochent. C’est une réaction naturelle. Un besoin désespéré de rester proches, de se protéger, même si la mort frappe. Souvent, on entend cette prière : «Si nous devons mourir, alors, mourons ensemble.» Et quand un seul survit… C’est le pire. Il est laissé seul face à l’absence.
Analyse
Trop souvent, c’est un enfant qui se trouve être le seul survivant. Un enfant qui, en un fracas, perd toute sa famille et se retrouve à marcher seul sur cette terre blessée. Sous les gravats et dans les cendres, ces enfants renaissent. Leurs visages sont partagés entre le deuil et l’instinct de survie. Une petite fille pleure sa mère au milieu des décombres. Elle attend une voix qui ne répondra plus jamais.
Comme Jamila, 8 ans. Elle dormait avec sa famille quand un missile a frappé leur maison. Elle s’est réveillée piégée sous les décombres. Seule survivante parmi sept êtres aimés. Quand les secours l’ont sortie des gravats, elle criait, encore et encore : «Maman ! Maman ! Elle est où maman ? Je ne pars pas d’ici sans elle !» Elle voulait désespérément entendre la voix de sa mère. Mais seul le silence lui répondait. Ou encore ce garçon, qui a ouvert les yeux dans un silence assourdissant. La voix de sa mère et l’odeur de sa maison se sont évaporées. Il ne reste que des fragments de souvenirs flottants dans les airs. Quand la psychologue lui a demandé ce qu’il voulait, il a répondu : «Je veux juste parler à maman… juste une minute.» C’est l’histoire de milliers d’enfants. En une seconde innommable, ils perdent leur famille. La chaleur de leur foyer. Tout leur passé. Et pourtant, même dans cet abîme, une étincelle fragile subsiste : «Je suis encore là… je respire encore… je rêve encore.»
«Vous êtes l’histoire que rien n’effacera»
Etre le seul survivant, c’est porter un fardeau plus lourd que ses os. C’est marcher seul parmi les ruines, avec dans les yeux la mémoire brûlante de ceux qui ne sont plus. Et Gaza leur murmure : «Vous êtes nos survivants. Vous êtes l’histoire que rien n’effacera.»
Une très chère collègue et infirmière que j’ai l’honneur de connaître m’a confié une histoire. C’était en novembre 2023, un mois après le début de la guerre. Elle a rencontré une petite fille. Le bébé avait été retrouvé au sommet d’un arbre après un massacre dans un quartier de la ville de Gaza. Elle est arrivée dans un hôpital du Sud, après le siège de l’hôpital Al-Shifa, dans le nord de Gaza. Parmi des dizaines de bébés prématurés et d’enfants blessés, cette petite fille se distinguait. Contrairement aux autres, elle était seule. Sur son minuscule poignet, seulement une phrase griffonnée, si douloureuse qu’elle vous transperce : «Enfant inconnue, retrouvée au sommet d’un arbre, quartier Al-Sabra, Gaza.»
Interview
Sa vie ne tenait qu’à un souffle. Dans l’unité néonatale, on l’appelait simplement «la petite inconnue qui a besoin de ce médicament, de ce soin…». Ma collègue Amal s’est particulièrement attachée à elle. Doucement, elle a retiré le bracelet «Inconnue» de son poignet et l’a appelée «Malak». Un ange tombé du ciel, l’élevant ainsi à la signification de son prénom. Un souffle rescapé du carnage. Elle m’a dit : «Je me suis sentie responsable d’elle. Elle n’avait rien, ni famille, ni contact humain. Comme un ange, elle est tombée et a atterri sur cet arbre. Dieu avait décidé qu’elle vivrait, malgré tout.»
Malak l’enfant tombée du ciel
Amal a pris soin d’elle, de toute son âme. Elle l’appelait «ma fille». Deux mois plus tard, Malak était prête à quitter l’hôpital. Beaucoup ont voulu l’adopter, mais tous ont reconnu qu’une mère s’était déjà levée pour elle. On a même commencé à appeler Amal «Oum Malak» – mère de Malak. Malgré la faim, malgré l’effondrement du quotidien, elle lui a offert un amour inébranlable. Sa propre famille a accueilli Malak à bras ouverts. Malak l’appelle «Mama», et les trois frères d’Amal «Baba» (papa en arabe) ; une enfant à qui Dieu a donné trois pères pour panser son abandon.
Amal m’a dit : «Ce furent les jours les plus doux de ma vie. Elle a apaisé la douleur de la guerre. Malak m’a tant donné. Je vais bientôt me marier, et mon fiancé et moi poursuivrons ce chemin avec elle.» Puis, elle a ajouté avec tristesse : «On dit que tous ceux qui étaient dans ce massacre sont encore là-bas, coincés sous les décombres.»
A Gaza, le cœur se heurte à l’indicible. Ici, toutes les contradictions cohabitent : la vie éclot dans l’ombre de la mort, les adieux frôlent les retrouvailles. L’amour surgit au creux de la haine, et, dans les ruines, la renaissance.
Mon cœur se déchire sous le poids de ce que nous traversons. Et je me demande : vivrais-je assez longtemps pour voir Gaza se relever ? Pour la voir libre, entière, vivante ? N’est-il pas temps d’avoir enfin droit à la dignité ? De vivre en paix ? Nous rêvons de dormir sans la peur du béton qui s’écroule sur notre poitrine, sans cette prière devenue litanie chaque nuit : «Si nous vivons, vivons ensemble. Et si nous devons mourir… Mourons ensemble.»