Le vrombissement des avions est-il devenu habituel ? Le vacarme des explosions s’est-il subtilement fondu à nos conversations quotidiennes ? Les bruits de destruction sont devenus le fond sonore de nos vies. Vous pouvez prendre le thé pendant que des bombes sont larguées à proximité, ou discuter avec un voisin tandis que le quartier d’à côté est bombardé. Le bourdonnement constant des drones de surveillance est si familier désormais. Lorsqu’ils se taisent, je ressens un étrange malaise, un calme inquiétant qui m’emplit d’effroi.
Un an depuis le début de la guerre à Gaza : 365 jours ont passé, remplis de guerre, de déplacement, de chagrin, et de perte incommensurable. Plus de deux millions de personnes déplacées et 63% des bâtiments réduits à un amas de décombres. Les chiffres continuent de nous hanter. Plus de 41 000 âmes ont été perdues, dont 16 000 enfants, plus de 10 000 personnes sont toujours portées disparues ; volatilisées dans les débris d’une terre détruite. Je me demande si nous nous sommes réellement adaptés à cette vie de guerre. Sommes-nous habitués à la peur, à la perte ? Non, ce n’est pas le cas. Ce n’est le cas pour aucun d’entre nous. Nous portons toujours le deuil, nous avons toujours peur et nous redoutons toujours de nouvelles pertes.
Pourtant, au milieu de toute cette destruction, je m’émerveille de l’espoir qui continue de grandir dans notre population gazaouie. Comment la vie peut-elle perdurer lorsque tant de ravages vous entourent ? Savez-vous ce que l’on ressent en serrant ses enfants dans ses bras, en leur promettant que tout s’arrangera, alors que vous n’êtes même pas sûre de survivre un jour de plus ? Avez-vous déjà essayé d’endormir vos enfants alors que leurs pleurs se mêlent aux bruits des bombes, incapable de leur offrir la sécurité dont ils ont cruellement besoin ?
Dans les méandres des camps de déplacés
Au cours de cette année de conflit, j’ai développé des compétences inattendues. Je suis maintenant une experte de la cuisson au feu de bois, du lavage des vêtements à la main. J’ai appris à accepter la nourriture que je détestais avant, parce qu’il n’y a simplement pas d’alternative, à partager le peu que nous avons, à faire semblant d’être rassasiée. J’ai appris à porter le poids du deuil, à dire adieu aux corps sans vie de mes amis martyrs, à vivre sans ces conversations du quotidien que nous aimions tant. J’ai appris à réconforter mes collègues endeuillés et face à ce destin cruel, nous avons créé des habitudes dans cette vie de déplacement, une vie qu’aucun d’entre nous ne souhaitait vivre.
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Ces habitudes sont devenues si familières que c’en est tristement ironique. La tristesse me saisit en me souvenant des noms des rues tandis que j’erre dans les méandres des camps de déplacés. En m’y perdant, je ressens un certain soulagement, comme si être perdue voulait dire que je suis encore libre. «Chez moi» n’est jamais un terme que j’ai employé pour parler des camps de déplacés. Cela n’a jamais été un «chez soi», juste un abri.
Désormais, nous suivons une routine qui ne reflète pas notre identité. La peur et la quête de sécurité sont devenues partie intégrante de nos vies quotidiennes. Cette routine ne se résume pas à de la survie, c’est une manière de retrouver le contrôle. Nous nous accrochons à des instants furtifs de normalité, où partager un simple repas en famille devient une victoire sur le chaos.
«J’ai perdu mon passé et mon présent»
Je recueille les confidences d’un de mes collègues : «Je suis nostalgique en pensant aux jours d’avant la guerre, même les plus difficiles. J’aurais voulu passer plus de temps avec mes amis avant qu’ils ne meurent en martyrs. Etre contrarié par des choses sans importance me manque. Aujourd’hui, le pire est arrivé.» Lorsque je demande des nouvelles à une collègue, elle me répond : «Non, je ne vais pas bien. Comment puis-je aller bien alors que je vis dans une tente, que je lutte contre le sable, le soleil, la chaleur, le froid, le manque d’eau et de nourriture ? Est-ce que je vais bien ? Je ne suis pas blessée, je ne suis pas morte, mais non, je ne vais pas bien. J’ai perdu mon passé et mon présent. Mon passé est enterré sous les décombres ou dispersé sur le chemin de l’exil. Je vis dans un présent qui ne m’appartient pas.»
Au milieu de ce chaos, les enfants sont un symbole de vie et de résilience. Ma fille m’a dit un jour qu’elle avait l’impression de n’avoir connu que la guerre toute sa vie. Elle veut simplement rentrer à la maison, rien de plus. En tant que mère, amie et psychologue, j’essaie de la soutenir, de lui apprendre la patience et l’endurance. Mais au fond de moi, je sais que ce nous vivons est insupportable et qu’aucun être humain ne devrait vivre cela. Tout comme elle, il me tarde de voir la fin de la guerre arriver, de rentrer chez moi. Mon désir le plus cher est de la protéger d’une réalité que je ne peux pas changer.
Les yeux des enfants reflètent la cruelle vérité de ce monde, leur innocence souillée par un fardeau bien trop lourd pour leurs frêles épaules. Ils portent de l’eau sur des kilomètres, patientent dans des files sans fin pour du pain, des soins ou des dons de vivres. Leurs visages sont pâles, leur peau usée par le soleil. Dans leurs expressions, vous pouvez lire le chagrin. Ils ont dû grandir bien trop vite.
«Si difficile d’être mère en temps de guerre»
Et pourtant, ils trouvent toujours un moyen de jouer. Ils courent au milieu des décombres, essayent de vivre l’enfance qu’ils méritent. Mais ici, les jeux sont différents. Ils jouent à échapper aux bombes et parfois, ils bâtissent des villes de boue sur les ruines de leurs maisons. Dans leurs jeux, ils se portent même comme s’ils étaient tombés en martyrs, dépeignant un tableau glaçant de leur réalité. L’une de mes collègues a partagé ces quelques mots : «C’est si beau de devenir mère mais si difficile d’être mère en temps de guerre. Alors que l’amour semble infini, la peur devient une présence constante et l’on se demande chaque jour comment protéger son enfant d’un monde ravagé par la destruction.»
En septembre, le ministère de l’Education a annoncé la poursuite des cours en ligne pour ceux qui ont accès à des appareils électroniques ou à internet. J’ai vu des familles se réunir, créer des salles de classe improvisées dans des tentes, rassembler les enfants du camp pour leur faire cours. Pour la première fois en un an, j’ai vu des enfants marcher ensemble, cartables de fortune en main, se diriger vers la classe. A ce moment-là, ma patrie m’a paru plus proche. J’aurais voulu me diriger vers eux, embrasser leur front, leur dire pardon pour cette réalité et les remercier pour leur ténacité et leur espoir, pour ces choses qui nous remontent le moral.
Rappel brutal de l’urgence
Chaque sourire d’enfant, chaque maison reconstruite, chaque simple rassemblement familial nous laisse entrevoir nos vies passées et un futur qui pourrait briller plus fort encore. Nous ne savons pas quand viendra la paix, mais nous nous accrochons à la conviction qu’un jour, elle arrivera.
En images
Je n’aurais cru que je reviendrais sur une année entière de guerre, tout comme je n’aurais jamais imaginé survivre à tant de chagrin. L’un de mes amis me dit qu’il aurait souhaité ne jamais naître, en citant le Coran : «Que je fusse morte avant cet instant ! Et que je fusse totalement oubliée !» Mais je lui rappelle un autre verset, comme nous en avons l’habitude : «Heureux ceux qui supporteront ces maux avec patience !»
Malgré la perte incommensurable, nous nous accrochons à l’espoir. Nous rêvons de paix. Ne vous habituez pas à cette tragédie. Chaque perte, chaque maison démolie est un rappel brutal de l’urgence de mettre un terme à cette souffrance. Nous ne devons jamais laisser ce désastre devenir «normal».