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Manifestations

L’Israël libéral jette tout dans sa croisade triste contre Nétanyahou

Alors que l’Etat hébreu s’isole encore un peu plus chaque jour du monde en ne voyant pas la guerre à Gaza, la contestation reprend le chemin des manifestations, sans appareil politique pour la soutenir.
Lors d'une manifestation contre Benyamin Nétanyahou, à Tel-Aviv, le 25 mai 2024. (Marko Djurica/Reuters)
par Nicolas Rouger, correspondant à Tel-Aviv
publié le 28 mai 2024 à 21h12

Des centaines de véhicules ont ralenti la circulation sur les routes israéliennes mardi. Affublés de drapeaux israéliens et de fanions jaunes, couleur donnée à la cause des otages, ils ont demandé au gouvernement de «rendre son mandat au peuple». Depuis la reprise parlementaire le 20 mai, le mouvement solidifié en 2023 contre la réforme judiciaire du gouvernement Nétanyahou a repris du service. Cela faisait déjà plusieurs mois qu’ils demandaient franchement des élections : les organisateurs promettent désormais de hausser le ton.

«Nous avons trois motivations principales», dit Ronen Koehler, ancien sous-marinier devenu entrepreneur, aujourd’hui cadre de Frères d’armes, association de réservistes contre la réforme judiciaire : «D’abord, ramener les otages. Ensuite, le combat idéologique. Enfin, le fait que nous sommes en train de devenir un Etat paria, ce qui va mettre à mal notre économie et notre mode de vie.» Financée par des capitaux de la high-tech israélienne, «Frères d’armes» est devenue un fournisseur de services essentiels aux Israéliens affectés par le conflit. Mais dans ses bureaux en open space à Herzliya, banlieue de Tel-Aviv et Silicon Valley israélienne, c’est de transition politique qu’on veut discuter.

Avec 64 députés sur 120 au Parlement israélien, la coalition menée par Nétanyahou est actuellement inamovible. «Ils n’ont pas l’intégrité morale d’accepter leurs responsabilités pour le 7 octobre et tout ce qu’il s’est passé depuis», regrette Ronen Koehler. Mais les organisateurs des manifestations, de plus en plus massives ces derniers jours, ne savent pas jusqu’où pousser la désobéissance civile. «Cette mobilisation, c’est une façon de montrer qu’on n’est pas obligé d’aller brûler des pneus pour faire une différence», dit Ronen Koehler.

«Je vois beaucoup de tristesse, de mélancolie»

Malgré le rap qui sort à tue-tête du sound system calé sur le toit de la camionnette de tête, l’imagination se prendrait presque à donner à cette opération escargot des allures de convoi funéraire. «Je vois beaucoup de tristesse, de mélancolie», commente Avraham Burg, ancien président du Parlement israélien, militant maintes fois déçu du partenariat politique juif-arabe. «Je vois la frustration d’une partie de la population déjà dédiée à la cause. Mais où est la colère populaire ?»

Elle a pourtant de multiples raisons de se manifester. Chaque jour apporte ses moments d’effroi sur la déliquescence morale du pouvoir en place. Une enquête du Guardian et du magazine israélien +972 a révélé mardi que le gouvernement Nétanyahou avait utilisé des techniques mafieuses pour intimider la Cour pénale internationale pendant près d’une décennie. Ce week-end, le magazine télévisé HaMakor a dévoilé l’incompétence et le caractère complotiste du cercle rapproché de Miri Regev, ancienne porte-parole de l’armée devenue ministre des Transports.

Jusqu’au faîte du pouvoir, on se convainc que les manifestants, la gauche, le reste du monde veulent la mort de l’Etat hébreu, et que tout moyen est bon pour sauvegarder son chef naturel. La politique se rend jusque dans Gaza, où Israël continue à se battre avec des troupes exténuées ou mal formées, au milieu d’un champ de ruines. Lundi, Yinon Magal, un éditorialiste de la chaîne 14 acquise à Nétanyahou, a tweeté un slogan contre «Frères d’armes» tagué sur un mur dans Gaza. C’est aussi pauvre en nuance qu’efficace dans la chambre d’écho dans laquelle évolue la base du chef du Likoud.

«Réactiver ces instincts politiques prend du temps»

«Le camp laïc et libéral s’est retiré des positions de responsabilité politique depuis la mort de Yitzhak Rabin, explique Avraham Burg. La droite, à l’inverse, a intensifié sa présence politique. Elle n’a pas les masses, mais elle a les institutions.» Les personnalités du centre et de la gauche sont loin de déchaîner les passions : au mieux, elles attirent le respect, par leur palmarès militaire par exemple, comme le général à la retraite Yaïr Golan, héros du 7 octobre, élu nouveau chef du Parti travailliste par une écrasante majorité mardi. «Réactiver ces instincts politiques prend du temps. Il manque le vocabulaire et les structures pour canaliser les actions», ajoute Avraham Burg.

La contestation se focalise sur des échéances. Le 2 juin, la Cour suprême statuera sur une pétition déposée en août 2023 contre l’exemption de service militaire des étudiants en écoles talmudiques, chère au partenaire ultra-orthodoxe du gouvernement. «La Cour pourrait déterminer que le gouvernement est hors la loi. Il pourrait y avoir un tremblement de terre constitutionnel», dit Ronen Koehler. La coalition a adouci à l’égard de la branche judiciaire son ton d’ordinaire si caustique : les juges sont le dernier rempart des décideurs israéliens contre les poursuites internationales, aujourd’hui dangereusement probables.

«Nous devons écrire une nouvelle histoire d’Israël»

La contestation appelle à un accord avec le Hamas pour ramener les otages, mais pas nettement à la fin de la guerre. Et on ne veut pas vraiment parler de la Palestine. «Tout le monde sait qu’Israël ne peut pas exister en tant que démocratie sans arriver à une coexistence avec les Palestiniens, balaie de la main Ronen Koehler, mais ce n’est pas encore le moment d’en parler. D’abord, nous devons écrire une nouvelle histoire d’Israël, basée sur ce qui nous rassemble.»

Avraham Burg a pour sa part accueilli avec enthousiasme la reconnaissance de la Palestine par plusieurs Etats européens. Il avait signé avec d’autres une lettre ouverte aux ministres des Affaires étrangères européens, publiée par Libération. «Le message de la frange radicale que je représente, celle d’une égalité réelle entre juifs et arabes, est encore plus difficile à entendre aujourd’hui, soupire-t-il, mais petit à petit, la cause palestinienne s’immisce à nouveau dans une psyché israélienne qui avait appris à ne plus la voir.»