Le patrimoine culturel de Gaza paie les pots cassés du conflit avec Israël. Depuis le début de la guerre le 7 octobre 2023 jusqu’au 10 juin 2024, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) a recensé, via des images satellites, des dommages causés sur 50 sites culturels – dont 28 bâtiments d’intérêt historique et/ou artistique, quatre monuments, quatre sites archéologiques et un musée. Telle une réponse à ce triste constat, l’organisation onusienne a annoncé le 26 juillet l’inscription du monastère de Saint-Hilarion de la bande de Gaza à sa liste du patrimoine mondial en péril.
Pour Libération, l’archéologue René Elter, directeur du programme scientifique et de préservation du site du monastère, chercheur associé à l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem, détaille l’ampleur des dégâts pour le patrimoine de l’enclave et évoque «le jour d’après», lorsqu’un cessez-le-feu aura eu lieu et que son équipe pourra s’atteler à une évaluation globale des dommages et à la protection des sites. Jusqu’au 1er novembre, René Elter travaillait à Gaza en tant que coordinateur scientifique du programme Intiqal pour l’ONG Première urgence internationale, avant d’être rapatrié en France.
Quels risques pèsent sur le patrimoine culturel de la bande de Gaza depuis le début du conflit ?
La menace qui pèse sur le patrimoine est multiple. Le risque majeur est lié aux bombardements, qui peuvent à tout instant détruire des sites culturels. Toutes ces frappes auront des répercussions même après la fin du conflit : puisque la quasi-totalité de Gaza est construite sur du sable, elles entraîneront vraisemblablement des effondrements sur des sites archéologiques ou sur des monuments dans les années à venir. Le manque d’entretien joue aussi. Les sites n’ont pas été entretenus depuis plus d’un an, ils ont passé un hiver fortement pluvieux qui fait craindre des problèmes d’érosion. Si rien n’est fait rapidement à la fin du conflit, il existera aussi un risque de pillage des matériaux de construction et du matériel sur les sites archéologiques, lorsque les centaines de milliers de réfugiés de Gaza vont vouloir se reloger.
Quels sites ont été endommagés jusqu’à présent ?
Les plus remarquables étaient situés au centre-ville de Gaza. Il y a une volonté flagrante de la part d’Israël de défigurer le centre historique. Les quelques fleurons entretenus par la municipalité ont ainsi été détruits. Pour la grande mosquée Al-Omari, on a assisté à une succession de destructions en une seule. La mosquée était en effet construite sur l’ancienne cathédrale croisée, elle-même construite sur une ancienne église byzantine, elle-même construite sur un monument païen encore plus ancien… Il y a aussi eu le site du musée archéologique du palais du Pacha [construit au XIIIe siècle, où Napoléon aurait séjourné en 1799, ndlr], qui a pris feu et est totalement détruit, tout comme le hammam Al-Samra, un bâtiment d’origine ottomane. Après, il y a une multitude d’autres lieux qui ont été touchés dans la bande de Gaza, sans qu’il y ait pour l’instant de détails précis.
Et concernant les sites archéologiques ?
Pour les sites archéologiques dont nous avons la charge, les dégâts ne sont pas directs mais plutôt collatéraux. A part le site de l’antique Anthédon, à l’ouest de la ville de Gaza, mais il a souffert bien avant le conflit actuel. Depuis 2008, il subit de nombreux bombardements du fait de l’ancienne localisation d’installations militaires du Hamas, détruites à l’hiver dernier. Ce site est dit totalement détruit, mais il faudrait le dégager complètement pour pouvoir évaluer les destructions. Quant au site de l’église byzantine de Mukheitim à Jabalia, le bâtiment de protection de cet ensemble ecclésiastique a été endommagé, mais les pavements de mosaïque, eux, sont intacts sous des débris. Le site du monastère de Saint-Hilarion est intact également. D’autres petits sites sur lesquels nous avons également travaillé ont pour l’instant été épargnés par le conflit, quoique leur environnement soit fortement endommagé.
Reportage
Comment gardez-vous un œil sur l’ampleur des destructions ?
Il faut rester prudent : comme personne n’a d’accès à la bande de Gaza, il est difficile de vérifier les informations qui circulent. Les destructions dont je fais état ont été vérifiées par mes collègues sur place. Depuis 2017, nous avons mis en place avec l’ONG Première urgence internationale un programme intitulé Intiqal, «transmission» en arabe. Il a pour objectif de former une équipe de jeunes à l’intérieur de Gaza ayant pour fonction de développer un contexte socio-économique autour du patrimoine. Sur 110 jeunes formés, nous en avons sélectionné 40, tous diplômés en archéologie ou en architecture des universités gazaouies. Ce sont eux qui nous font remonter les informations au fur et à mesure, ce qui nous permet d‘avoir un état des lieux des différents sites dont nous avons la charge. Quand ils le peuvent, ils se rendent sur les sites pour faire une veille, prendre des photos et des vidéos. Tout ceci est coordonné sur place par un de mes collègues, qui centralise et m’envoie les informations au fil des événements. En janvier, lorsqu’il y a eu une incursion de l’armée israélienne dans notre dépôt archéologique à Gaza, ce sont par exemple eux qui ont constaté son état après le départ des soldats.
Et qu’ont-ils constaté ?
Des caisses avaient été ouvertes sans être refermées, des papiers étaient éparpillés au sol, des tiroirs vidés… L’armée israélienne recherchait des informations. Sur la vidéo qui était sortie sur les réseaux sociaux, on voyait des soldats fouiller partout. Quand j’ai vu ces images, j’ai eu froid dans le dos, je me suis dit qu’on n’allait rien retrouver. Ce dépôt est celui de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem, il renferme les vestiges de toutes les fouilles archéologiques entre 1995 et le 7 Octobre. Puisque plusieurs musées ont été détruits ou violemment endommagés, c’est aujourd’hui un des rares lieux où sont encore conservés des artefacts en lien avec les différentes périodes de l’histoire de Gaza. Pour l’instant, nous ne savons pas si des objets ont disparu, les inventaires n’ont pas encore été vérifiés. D’après les photos que j’ai vues, je ne pense pas qu’il y ait eu une volonté de pillage d’Etat.
Tribune
Concernant le monastère de Saint-Hilarion, comment avez-vous réagi à son inscription sur les listes de l’Unesco ?
Ces inscriptions permettent au site, considéré comme le monastère le plus ancien du Moyen-Orient, d’accéder à la bienveillance de la communauté internationale. Cela va nous permettre de débloquer un certain nombre de fonds et de moyens humains pour que le site soit pérennisé après le conflit. L’annonce de l’Unesco a été une joie extraordinaire pour notre équipe sur place, dont le moral n’est pas toujours au beau fixe. Pour moi, le monument le plus important à Gaza, c’est cette équipe, ces jeunes qu’on a formés. C’est sur eux qu’on doit s’appuyer pour pouvoir reconstruire un avenir stable et sûr. Car le jour d’après, un travail énorme va devoir être fait à Gaza vu l’ampleur des destructions – et le patrimoine ne sera pas forcément prioritaire, ce qui est normal.
Que prévoyez-vous après le conflit ?
Avec le soutien du British Council et de l’Agence française de développement, nous avons mis en place un programme de trente-six mois qui aura pour vocation, après le cessez-le-feu, d’évaluer l’état de l’intégralité du patrimoine de Gaza, de consolider et de pérenniser les sites et de mettre en place un gardiennage sur leur ensemble. L’équipe d’Intiqal mettra en œuvre ce programme. Ce sont les seuls qui pourront intervenir très rapidement dès la fin du conflit. Je les piloterai depuis la France en attendant de pouvoir y retourner, dès que Première urgence internationale me le permettra.