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Libération
Témoignage

«Qu’il est cruel et injuste que tu n’aies pas vécu ça» : lettre de Hala Kodmani à sa sœur, l’opposante Bassma Kodmani, morte avant la chute d’Assad

Notre collaboratrice a écrit depuis Damas un texte adressé à sa sœur, figure de l’opposition syrienne, disparue en mars 2023 après avoir mené pendant plus de dix ans un combat inlassable pour une société libre et démocratique.
Bassma Kodmani à Paris, le 12 avril 2006. (Serge Picard/VU)
publié le 15 décembre 2024 à 12h59

Je t’écris de Damas. Ouiii ce jour est arrivé ma Bassma ! Et il est plus grandiose qu’on ne l’avait rêvé depuis tant d’années. Au point de désespérer de le voir advenir un jour. Le régime de Bachar al-Assad est bien tombé et les Syriens exultent. Je me suis précipitée à Damas pour célébrer avec eux ce moment de triomphe, avec notre cousine de Dubaï, pour des retrouvailles avec ce qu’il nous reste de famille ici, et surtout avec tous les autres Syriens du pays comme de l’exil. J’ai chanté et scandé avec les foules «Relève la tête, tu es un Syrien libre !» sur la place des Omeyyades, au cœur de notre ville natale qui nous était interdite. Je ne sais si ce sont mes émotions débordantes ou mes souvenirs délavés qui me font redécouvrir la lumière radieuse et franche de Damas, avec la réverbération du soleil sur la roche ocre du mont Qassioun qui surplombe la capitale. Ou les sourires éclatants sur les visages des habitants dans les rues et les embrassades entre eux qui embellissent tout à mes yeux. Car l’amour pour tout et tout le monde que je ressens ici est tout à fait inédit.

Mais qu’il est cruel et injuste que tu n’aies pas vécu ça ! Toi qui as mobilisé toute ton énergie, tes compétences et tes relations, pendant les dix dernières années de ta vie brutalement raccourcie, pour une Syrie libérée de la tyrannie. Les larmes qui me submergent en permanence en ces moments ne sont pas que de joie. Je pleure ton absence insupportable. Et je suis loin d’être la seule. Chaque personne, proche ou inconnue, à qui je parle, me dit le regret que tu ne sois pas avec nous ici et maintenant. Des dizaines de tes amis et connaissances m’ont envoyé des messages de soutien et de pensées pour toi depuis que l’histoire s’est emballée ces derniers jours dans le pays.

Tu n’aurais jamais pu deviner ni imaginer, ma Bassma, comment le miracle s’est produit et comment la délivrance est advenue ! Ni intervention d’une armée étrangère, ni coup d’Etat militaire, ni assassinat et encore moins le résultat d’une négociation politique. Aucun de ces scénarios que tu avais envisagés ne s’est déroulé. Le dictateur honni s’est enfui au milieu de la nuit sans rien dire après l’effondrement de ses armées et milices face à une offensive fulgurante de rebelles syriens que personne n’avait vue venir. Partis de la province d’Idlib dans le nord-ouest du pays, restée hors du contrôle du régime, ces combattants ont conquis en une dizaine de jours Alep, puis Hama, Homs et enfin Damas où les soldats du régime ont jeté leurs armes et leurs uniformes sous les yeux ébahis de la population.

Je n’ose te révéler l’identité des nouveaux libérateurs ! Il s’agit des jihadistes qui nous avaient volé la révolution du printemps 2011 et que nous avions combattus. Plus radicaux encore que les Frères musulmans qui t’avaient malmenée avec leur fourberie et leur misogynie jusqu’à t’exclure de la direction de l’opposition syrienne où tu étais la seule femme libre et laïque. J’y repense d’autant plus que j’ai bien en tête ton propos alors que nous sommes en train de finaliser le livre que la maladie t’a empêchée d’achever sur tes années de combat pour la Syrie, et que tu nous as confié dans tes derniers jours. Nous travaillons dessus depuis plus d’un an avec tes grands amis anglais – puisque tu l’as écrit dans leur langue. Il doit paraître l’année prochaine à Londres chez Bloomsbury sous le titre My Struggle for Syria («mon combat pour la Syrie»).

Eblouis par les changements

Ton travail et ton témoignage nous avaient déjà impressionnés. Leur valeur paraît aujourd’hui inestimable avec l’accélération de l’histoire que nous vivons. Car au-delà de ton récit personnel des temps d’espoir de 2011, puis des déceptions successives au cours des années suivantes, des batailles politiques et diplomatiques que tu as livrées, des contacts que tu as noués et des négociations publiques ou secrètes que tu as menées, même avec nos pires ennemis, tu présentes une vision pour une Syrie future qui doit inspirer, je l’espère, ses dirigeants et ses citoyens de demain.

J’aimerais tant que tu saches combien et comment l’espoir renaît aujourd’hui chez tous les Syriens et leurs amis. Car à l’étonnement de tous, les libérateurs islamistes se comportent jusque-là de façon très raisonnable et avec une ouverture qui ne leur ressemble pas. Au point, et pour te faire rire aussi, que même les Damascènes, habituellement sceptiques et désabusés, sont éblouis par les changements de jour en jour. Il faudrait calmer les ardeurs des femmes, devenues fans des combattants barbus venus d’Idlib avec lesquels elles prennent des selfies dans les rues. Elles tombent même sous le charme de leur chef, Abou Mohammed al-Joulani, l’ancien d’Al-Qaida et d’Al-Nosra, qui se balade en ville au grand jour et répète qu’il n’imposera ni tenue réglementaire, ni interdictions redoutées, ni même son pouvoir personnel. Et même si on reste lucide sur les risques multiples qui guettent le pays, on ne demande qu’à le croire après tant d’années de désespoir.