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Libération
Rencontre à Ramallah

Raja Shehadeh, juriste palestinien révolté et écrivain des espaces communs

Guerre au Proche-Orientdossier
Pour le vieux militant de la paix, Israël court vers sa perte en poursuivant sa politique de colonisation et la guerre à Gaza, dont «le coût humain et matériel prouve que ce qu’il craint de la Palestine, c’est son existence même».
En 2014, Raja Shehadeh lors du Festival palestinien de littérature, ici, dans les collines de Ramallah. (Rob Stothard/Getty Images)
par Nicolas Rouger, correspondant à Tel-Aviv
publié le 15 juillet 2024 à 5h50

Raja Shehadeh reçoit dans sa petite maison de Ramallah, une oasis de calme à quelques pas d’une gigantesque statue de Nelson Mandela. Auteur reconnu de langue anglaise, juriste spécialisé dans la pose d’épines dans les pieds bottés de l’occupation militaire israélienne en Cisjordanie, le septuagénaire aux yeux rieurs a la révolte douce. Partisan depuis toujours d’une paix durable avec les Israéliens, il a été secoué par le naufrage dans l’horreur que représente la guerre à Gaza, et ce que cela veut dire pour le futur commun des deux peuples.

Son dernier livre, sorti le 7 juin en anglais et pas encore traduit en français, est aussi succinct qu’opportun. Version remise à jour d’une conférence donnée en 2016, «Pourquoi est-ce qu’Israël a peur de la Palestine ?» explore du point de vue palestinien le paradoxe israélien, celui d’un Etat qui se veut démocratique tout en assujettissant un autre peuple. «Le coût humain et matériel de la guerre à Gaza prouve que ce qu’Israël craint de la Palestine, c’est son existence même», conclut-il dans son livre, amer.

«Israël dit vouloir défendre son existence en faisant la guerre, mais la meilleure défense est de faire la paix, dit Raja Shehadeh. Les voix israéliennes qui ont reconnu cela ont été réduites au silence par la montée des extrémistesLa politique de colonisation de l’Etat hébreu, justifiée par le refus de reconnaître les aspirations nationales des Palestiniens et exacerbée par le gouvernement actuel, condamne Israël à une guerre sans fin, voire à sa propre destruction.

Raja Shehadeh la connaît de première main : en 1979, il a cofondé Al-Haq («la vérité» en arabe), l’une des premières ONG de défense des droits humains dans le monde arabe. «A l’époque, en tant qu’avocat devant les tribunaux militaires, je réussissais à faire des choses sur le plan des droits humains, raconte-t-il. Nelson Mandela disait que, vers la fin, l’apartheid n’avait plus la politesse des premières années. J’ai l’impression que c’est ce que l’on est train de voir ici aussi.»

«Quand on est au-dehors, on peut se permettre d’être radical»

En octobre 2021, Israël a désigné Al-Haq comme organisation terroriste, «quelques mois seulement après l’ouverture d’une procédure à la Cour pénale internationale, à laquelle Al-Haq participe», rappelle l’écrivain. L’activité des cours de justice internationales est selon lui «très importante, pas seulement pour la Palestine, mais pour le droit international. Le système judiciaire israélien a toujours facilité l’occupation, mais en noyant ses jugements dans des dizaines de pages, donnant l’impression du débat et de l’érudition».

«Israël a été démasqué, estime Raja Shehadeh. Et malgré les accusations d’antisémitisme, c’est ce que l’on doit retenir en priorité des mouvements de solidarité internationaux.» Il les accueille toutefois avec une reconnaissance prudente. «Quand on est au-dehors, on peut se permettre d’être radical. Crier “la Palestine de la rivière à la mer”, c’est irréaliste. Il faut que cela aboutisse à de vraies propositions – qui doivent commencer par la refonte des institutions et le démantèlement de toutes les colonies.»

Exproprier près de 700 000 Israéliens vivant aujourd’hui de l’autre côté de la ligne verte ? L’opération semble matériellement impossible. «Mais regardez l’Algérie ! Quand la France l’a décidé, un million de colons ont traversé la Méditerranée», s’insurge l’auteur. Au final, sa vision est celle d’un espace unique du Levant historique, qui engloberait non seulement Israël et la Palestine, mais aussi la Jordanie, la Syrie, le Liban : «Pour y arriver, nous avons besoin de commencer par deux Etats, sur la base des lignes de 1967. Plus tard, j’espère que les populations verront qu’une confédération marchera à leur avantage.»

«La cruauté de la guerre enterre notre futur commun»

Raja Shehadeh est un écrivain d’espaces, en particulier des espaces communs, ceux qu’on ne possède pas mais qui nous habitent, ces espaces palestiniens qui, depuis 1948, ont été progressivement grignotés et emmurés. Dans deux de ses livres, Naguère en Palestine (éditions Galaade, 2010) et A Rift In Time : Travels With My Ottoman Uncle («une brèche dans le temps : voyages avec mon oncle ottoman», 2010, non traduit), il guide le lecteur à pied sur les sentiers levantins.

«Aujourd’hui, nous ne randonnons plus : la violence des colons et de l’armée ne nous l’autorise pas. La nouvelle génération a internalisé les divisions artificielles imposées à cette terre au point de les rendre réelles. Certains Palestiniens ne sont jamais allés à Naplouse, ne verront jamais la vieille ville de Hébron», dit-il. Pourtant, la Palestine imaginée est plus que jamais vivante dans la diaspora, «qui est devenue très sophistiquée, qui sait utiliser les codes de ses pays d’adoption pour faire vivre la cause», se réjouit l’auteur.

«Ma crainte, c’est que la cruauté de cette guerre enterre notre futur commun. J’ai été très déçu par mes amis israéliens qui, pour beaucoup, excusent les actions de l’armée à Gaza par les actes du 7 Octobre, ou à cause du traumatisme de la société israélienne, poursuit-il. De leur côté, les Palestiniens ont perdu espoir dans la résistance pacifique, qui ne leur a rien apporté, alors que le Hamas a eu énormément de réussite en utilisant la force. C’est notre tragédie, car le Hamas est engagé dans une lutte infinie avec Israël.»

Raja Shehadeh reste convaincu qu’un futur partagé est possible : «Il y a deux nations ici, et ces deux nations doivent vivre ensemble. Il n’y a pas d’autres moyens. Mais cela demandera un long travail. La société palestinienne vit ce qu’il se passe à Gaza dans sa chair ; et pourtant, nous sommes incapables de comprendre exactement la brutalité de ce que vivent ses habitants. Comment pouvons-nous parler d’un génocide encore en cours ? Alors même que la Nakba perdure, tant que l’immensité de ce qu’elle représente n’aura pas été reconnue, en premier lieu par Israël ? Pour exister, Israël doit accepter qu’il n’a pas succédé à la Palestine, mais qu’il l’a remplacée. Israël doit faire face à son péché originel.»