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Libération
Décryptage

Un projet de barrage hydroélectrique d’EDF en plein désert d’Arabie Saoudite secoue l’entreprise

L’initiative déployée dans le cadre du projet Neom génère une forte opposition en interne, des salariés s’alarmant de son incompatibilité avec les engagements de l’entreprise pour l’environnement ou les droits de l’homme.

Visualisation d'une des infrastructures du projet Neom en Arabie Saoudite. (Neom/AFP)
Publié le 01/03/2024 à 17h11

Une centrale hydroélectrique dans le désert, loin de toute source d’eau ? C’est le projet controversé d’EDF en Arabie Saoudite, révèle la cellule investigation de Radio France ce vendredi 1er mars. Connue en interne sous le nom de Nestor, cette initiative rencontre une franche opposition au sein même de l’entreprise. Explications.

Pourquoi en Arabie Saoudite ?

En 2017, le prince Mohammed ben Salmane (MBS) a annoncé investir 500 milliards de dollars pour la création d’une mégalopole à partir de rien. Pas n’importe quelle mégalopole. Le projet – baptisé Neom, contraction du grec neo (nouveau) et de l’arabe mostaqbal (futur) – prévoit la création de trois villes qui préfigureraient une Arabie Saoudite sans pétrole. Une ambition folle ? En tout cas, elle a réussi à convaincre le Conseil olympique d’Asie d’y organiser les Jeux asiatiques d’hiver de 2029. Sur le papier, un terrain de 26 500 km2 abritera Trojena, une station de ski, mais aussi Oxagon, une cité industrielle bâtie en partie sur l’eau, censée être «le plus grand port flottant au monde», et enfin The Line, la pierre angulaire du projet, une ville toute en longueur composée de gratte-ciel interconnectés de 500 m de haut, espacés de 200 m et installés sur une ligne de 170 km de long. Le tout doit être alimenté par une énergie décarbonée.

Qu’est-ce que ce projet de barrage ?

L’Arabie Saoudite veut développer à fond les énergies renouvelables : solaire, éolien, et donc, hydroélectrique. L’avantage du barrage étant de pouvoir compenser les moments où le photovoltaïque et les éoliennes ne produisent pas.

Pour ce faire, EDF a la solution idéale : ses stations de transfert d’électricité par pompage-turbinage, appelées Step. Ce barrage n’est pas installé sur un fleuve, comme ceux qu’on connaît. Il fonctionne en circuit fermé avec un bassin en altitude et un autre plus bas. Quand le réseau produit trop d’énergie, la centrale pompe l’eau du bassin inférieure vers le bassin supérieur. Quand le besoin de consommation est trop élevé, on relâche l’eau du bassin supérieur vers le bassin inférieur, faisant tourner les turbines et produisant ainsi de l’électricité. C’est une manière efficace de stocker de l’énergie. EDF exploite six Step en France et d’autres à l’étranger, rappelle Radio France. Selon les informations de la radio publique, EDF va superviser les travaux puis exploiter la centrale. «Cela rapportera plusieurs milliards. Ce sera une machine à cash», révèle une source interne.

Quelles ont été les réactions dans l’entreprise ?

Nestor fait l’objet de vives critiques en interne. En mai 2022 une «alerte éthique auprès de la direction» a été lancée puis «classée sans suite», rapporte Radio France. Une enquête du syndicat FO auprès des 860 salariés concernés par Nestor a recueilli une centaine de réponses dont les trois quarts opposés à la poursuite du projet. Si la direction de l’entreprise affirme à Radio France respecter l’opinion de tous ses salariés, un ingénieur affirme que la teneur du discours en interne est différente : «On nous dit que si cela nous pose trop de problèmes de travailler sur ce projet, il faut quitter l’entreprise.»

Plus de trois quarts des répondants au sondage de FO considèrent que le projet Neom dans lequel s’inscrit Nestor est «contraire à la responsabilité sociétale d’EDF», et que le groupe risque gros pour son image en matière de protection de l’environnement. Si la mégalopole est présentée comme neutre en carbone en fonctionnement, sa construction devrait dégager 1,8 milliard de tonnes de CO2, soit quatre fois les émissions annuelles du Royaume-Uni, selon une estimation du professeur Philip Oldfield, directeur de recherche sur l’environnement et l’architecture à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud à Sydney, interrogé par Radio France. La provenance de l’eau pose aussi question. EDF prévoit de construire une usine de dessalement près de la mer Rouge pour pomper l’eau et l’acheminer par pipeline vers son barrage. «Cela pose des questions éthiques, admet un syndicaliste qualifié de favorable à la construction de cette centrale par Radio France. On capte de l’eau pour un projet qui ne bénéficiera pas à la population générale.»

Dernier point, mais non des moindres : des éléments du dossier laissent penser que la direction d’EDF était en négociation avec l’Arabie Saoudite immédiatement après le meurtre du journaliste Jamal Kashoggi, le 2 octobre 2018 dans le consulat saoudien en Turquie. L’affaire avait fait grand bruit et MBS, impliqué dans l’assassinat par les renseignements américains, était devenue persona non grata dans la diplomatie internationale. Pas pour EDF. Selon Radio France, le groupe a rédigé une note intitulée «Principes conceptuels d’une Step marine en Arabie saoudite» le 18 octobre 2018 et une autre, «datée du 11 février 2019, dans laquelle l’entreprise propose d’étudier les endroits susceptibles d’accueillir une centrale hydroélectrique». Dans sa charte éthique, EDF s’engage pourtant à «promouvoir et respecter la protection des droits de l’homme» et à «ne pas être complices de violations des droits de l’Homme».