Révolte populaire devenue guerre ravageuse, le conflit en Syrie entre ce lundi dans sa onzième année. En une décennie de violence ininterrompue, au moins 387 000 personnes, dont un tiers de civils, ont trouvé la mort, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Un bilan très vraisemblablement sous-estimé, auquel s’ajoutent des centaines de milliers de blessés et 13 millions de déplacés, soit plus de 60% de la population du pays.
Selon les derniers chiffres de l’ONU, plus de 13 millions de personnes en Syrie ont aujourd’hui besoin d’une aide humanitaire, trois fois plus que fin 2012. Cela fait de cette guerre l’une des pires crises humanitaires du début du siècle. Comme souvent, les plus jeunes paient un lourd tribut. Plus de 22 000 enfants sont morts, selon l’OSDH. Près de 5 millions, nés au cours de la décennie écoulée, n’ont jamais connu la paix, 2,5 millions d’entre eux sont toujours privés d’écoles, ces dernières étant détruites, utilisées comme abris ou à des fins militaires.
A l’occasion des dix ans de cette guerre aux multiples acteurs locaux, régionaux et internationaux, le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Ocha) a réalisé un essai photographique collectif, qui s’appuie sur les archives personnelles de 16 photographes syriens. «Leurs photos sélectionnées personnellement et leurs légendes manuscrites sont une fenêtre sur la vie des Syriens au cours des dix dernières années de conflit. Cette collection unique met en lumière le coût de la crise, mais aussi la force du peuple syrien et ses espoirs d’un avenir sans conflit», explique l’OCHA (1).
Libération s’associe à cet essai photographique, en publiant une vingtaine de clichés légendés ainsi que des extraits des témoignages, souvent poignants, de ces 16 photographes qui, pour la plupart, vivent encore en Syrie.
Ghaith Alsayed : «Des scènes quotidiennes qui se répétaient à l’infini»
«A chaque fois que je devais couvrir une attaque aérienne, j’étais ramené au jour où mon frère Amer a été tué par les missiles tombés sur notre ville. Quand je suis allé photographier les bombardements dans la ville de Sarmin, j’y ai trouvé des scènes quotidiennes qui se répétaient à l’infini. Des immeubles transformés en tas de gravats, des gens pleurant face à l’horreur de ce qui venait d’arriver. Ce que j’avais ressenti quand Amer a été tué.»
Omar Sanadiki : «Apprendre ce que la guerre a fait à notre pays»
«La guerre n’a pas seulement changé la Syrie, mais également notre manière de voir et de photographier, dans le but de partager un message humanitaire avec le reste du monde. Mon rêve est qu’un jour, même dans cinquante ans, mes filles Asli et Zoya montreront mes clichés au monde et aux générations futures de Syriens, pour leur apprendre ce que la guerre a fait à notre pays, et les prévenir de ne pas répéter l’histoire.»
Mohammed Badra : «Nous n’avons pas de destination»
«Nous sommes partis et ne sommes pas encore arrivés ; nous n’avons pas de destination. Le migrant forcé n’a rien hormis un compas qui pointe toujours vers l’arrière et une carte qui indique le lieu qu’il a été forcé de quitter. En regardant par la fenêtre du bus qui m’emmenait, je me suis tourné vers le ciel, à la recherche d’une destination qui m’accepterait sans passeport, sans identité, sans famille, sans patrie et sans proches.»
Mohamad Abazeed : «J’ai pleuré avec elle»
«Souvent je ne parvenais pas à photographier ce que je voyais à cause de l’ampleur de la douleur et de l’oppression sous mes yeux. Quand j’ai photographié cette femme, qui pleurait sur la tombe de son fils le premier jour de l’Aïd el-Fitr, en 2017, et embrassait sa tombe, j’ai pleuré avec elle, essuyant mes larmes afin de ne pas craquer, et prendre la photo.»
Delil Souleiman : «C’est pénible pour la mémoire de retenir tous ces détails déchirants»
«Je me vois parfois au fond d’un sombre océan, cherchant la lumière dans un vide silencieux autour de moi. Cette guerre a donné au silence la couleur rouge qui déforme tout dans ma mémoire. Les bouts de lumière qui restaient dans mes yeux sont imprégnés des cris d’enfants affamés et des pleurs de femmes et de sans-abri. C’est pénible pour la mémoire de retenir tous ces détails déchirants. De participer à tout cela. Et de regarder tes enfants dans les yeux pour y voir des milliers d’yeux sans étincelle.»
Bassam Khabieh : «Rien ne pourra compenser ce qu’ils ont perdu»
«J’ai pris cette photo à Douma, le jour de la rentrée scolaire. J’avais attendu ce jour, et je me suis réveillé tôt pour faire un sujet sur l’éducation. Je voulais que le monde sache que l’éducation restait importante ici, bien que la situation ne fût pas idéale pour apprendre, à cause de bombardements incessants et du siège suffoquant de la région. J’ai pris des photos dans la rue, la cour de l’école, les salles de classe. Puis je suis tombé sur ces élèves dans la classe défoncée. Ils ne pouvaient pas commencer la leçon. Ce jour-là, dans cette salle détruite, la tristesse écrasait tout. L’école est une période primordiale dans la vie de chacun, qui ne sera jamais répétée, et rien ne pourra compenser ce qu’ils ont perdu ?»
Mohanad Zayat : «Une image peut mettre fin à la guerre»
«Le travail journalistique n’est jamais moins important que la santé et l’aide humanitaire. Je suis convaincu qu’une image peut mettre fin à la guerre, comme ce fut le cas dans la guerre du Vietnam. Je veux que nos images tournent dans le monde entier et racontent nos histoires, pour inspirer des millions. Peut-être que nos articles et nos images contribueront un jour à mettre fin à la guerre en Syrie.»
Ashraf Zeinah : «L’espoir est toujours présent»
«Je travaille depuis plus de dix ans dans le domaine de la photographie, et cela a coïncidé pour l’essentiel avec la crise syrienne. J’ai toujours essayé de documenter des moments qui inspirent l’espoir et l’optimisme, et non l’inverse. J’adore photographier les gens, leurs visages et leurs yeux, les détails de leurs vies quotidiennes, et raconter leurs histoires à travers mes photos. Je cherche toujours l’image positive dans l’histoire de quelqu’un, car je crois que l’espoir est toujours présent.»
Carole Alfarah : «Seules demeurent nos âmes à nu»
«Que s’est-il passé ? Ma mémoire est floue. J’ai le sentiment d’avoir perdu chaque beau moment vécu dans mon pays natal. L’odeur de la mort est partout. Quand je ferme les yeux, je vois les visages des gens, emplis de fatigue, d’oppression et de fierté. Nous avons tout perdu. Nous sommes devenus des nombres – de morts, de blessés, de veuves, d’orphelins, de déplacés, de disparus. Des inconnus. Nous sommes devenus des étrangers sur notre propre terre et des étrangers partout ailleurs. Nous avons tout perdu. Seules demeurent nos âmes à nu. Nos tombes à ciel ouvert. Nos larmes séchées. Nos villes en ruine. Nos cœurs assoiffés de paix. Et certains souvenirs en photo qui resteront gravés dans la mémoire de l’histoire comme la preuve de la honte de l’humanité dans notre patrie bien aimée et dévastée.»
Omar Haj Kadour : «La scène divisait le monde en deux»
«Je n’avais pas regardé le ciel dans l’obscurité de la nuit depuis une décennie. Une nuit au cours de l’été dernier, j’ai été surpris par la vue des étoiles au-dessus de la destruction et des camps. Sous mes yeux, la scène divisait le monde en deux. Une moitié faite par la main de Dieu, l’autre par la main de l’homme. Ce moment m’a rappelé mon enfance, lorsque je dormais à la belle étoile sur le toit de notre maison. Dans cette photo, l’homme dort sous la protection des étoiles, une création divine, pour échapper à la chaleur et à la souffrance des tentes fabriquées par les hommes.»
Anas Alkharboutli : «La peur était maîtresse de la situation»
«Cette image représente les conditions de vie de tous les gens épuisés durant le siège et les frappes aériennes dans la Ghouta orientale. Ces femmes cuisinaient quelques graines pour atténuer les douleurs de la faim qui tenaillait leurs enfants effrayés. Toute notion de droits humains avait disparu. La peur était maîtresse de la situation. […] J’ai regardé les expressions du visage des enfants et de leurs parents. Ils pensaient que mon appareil pouvait changer leur situation, que cette photo pouvait être vitale si je la publiais. Mais ils ignoraient qu’ils vivent à une époque où le monde se contente de scander des slogans en faveur des droits humains. J’ignore ce qui est arrivé à ces familles. Sont-elles encore en vie ? Ont-elles été déplacées de force ? Je suis sûr d’une chose : cette photo est et restera à jamais le seul témoin de leur tragédie.»
Muzaffar Salman : «Comment résoudre les problèmes si on ne reconnaît pas leur existence ?»
«Quand j’ai publié cette photo via l’agence Reuters pendant ma couverture de la vie à Alep pendant la guerre, en 2013, certains ont affirmé qu’elle n’était pas réelle, d’autres que le photographe aurait dû fournir de l’eau propre à cet enfant, plutôt que d’exploiter son image. A l’époque, j’ai pensé que ce déni de la réalité pouvait être idéologique ou lié à un profond sentiment d’impuissance. Mais comment résoudre les problèmes si on ne reconnaît pas leur existence ?»
Abood Hamam : «Ils ont détruit tous les souvenirs qui me connectaient à ma ville»
«J’ai choisi de rester à Raqqa, ma ville, car d’après mon expérience, il est préférable, en temps de guerre, de rester dans un endroit où vous connaissez les gens, et où eux vous connaissent. La peur me hantait en permanence et il y a eu tellement de changements radicaux dans la ville, en particulier qui la contrôlait. J’ai commencé à photographier et documenter la destruction en 2017. J’étais choqué de voir ce qui arrivait à ma ville, où j’ai des souvenirs dans chaque rue. Ils ont détruit toute trace du passé, tous les souvenirs qui me connectaient à ma ville. C’était si douloureux. Malgré le traumatisme, j’ai essayé de documenter la destruction en recueillant les contradictions de la vie, avec de belles photos qui incarnent notre douleur.»
Sameer al-Doumy : «Le vrai visage des Syriens»
«Umm Mohammed est l’une des personnes les plus spéciales que j’ai rencontrées. Elle avait été sérieusement blessée et pendant sa convalescence, son mari a été touché par une frappe aérienne et a perdu l’usage de ses jambes. Le siège l’empêchait de voir ses enfants, qui vivaient à l’extérieur de la Ghouta orientale. Elle a dû prendre soin de son mari blessé, de sa maison, et n’a pas abandonné. Son amour pour son mari était évident et plus fort que tout. A mes yeux, la résistance d’Umm Mohammed – sa sincérité, sa détermination et son désir de vivre en dépit des difficultés et des conditions extrêmes – représente le vrai visage des Syriens. Elle incarne leur amour pour la vie et leur ferme volonté de surmonter les difficultés malgré la mort et la destruction qui les entoure.»
Adeeb Alsayed : «Rien ne peut se dresser face à la roue de la vie»
«Malgré les destructions continues, le stress et le manque de moyens de subsistance provoqués par la guerre, les résidents d’Alep ont toujours montré un amour profond pour leur ville. Même dans les moments les plus sombres, ils ont partagé et trouvé des solutions pour survivre. Voir les sourires de ces commerçants et les pierres du vieux marché vous donne la certitude que rien ne peut se dresser face à la roue de la vie, qui renaît de la gloire de la citadelle de la ville, et de sa constance à travers les âges.»
Ali Haj Suleiman : «Un mélange de tristesse et de joie»
«En 2011, j’avais 12 ans. Je vivais près de Damas et rêvais de devenir un docteur pour aider les gens. En 2013, mon père a été arrêté. Nous sommes retournés à Idlib, la ville natale de mon père. J’ai arrêté mes études et commencé à travailler pour aider ma famille. En 2014, j’ai commencé à archiver des contenus photographiques pour une organisation. En 2017, j’ai décidé de prendre mon propre appareil et de rejoindre les rangs des médias qui documentent la souffrance des Syriens et les violations humanitaires contre les civils. En 2020, j’ai pris cette photo dans la ville de Balyun, au sud d’Idlib, d’une famille rentrant chez elle après l’accord de cessez-le-feu. Je ressentais un mélange de tristesse et de joie : la joie de voir des gens heureux de rentrer chez eux, et la tristesse de pas pouvoir moi-même retourner dans mon village et ma maison.»
(1) Soumis à un devoir de neutralité, le Bureau des affaires humanitaires de l’ONU précise que «les textes et les photos reflètent les points de vue des contributeurs individuels, et pas nécessairement celui des Nations unies».