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Libération
Analyse

Pour la République islamique d’Iran, le Nobel de la paix n’existe pas

Téhéran a dénoncé vendredi le choix de distinguer la journaliste iranienne, Narges Mohammadi. Echaudée par l’exemple vingt ans plus tôt de Shirin Ebadi et plus occupée par les difficultés du quotidien, la population n’en attend pas grand-chose.
Le guide suprême, l'ayatollah Ali Khameneï à Téhéran, ce 3 octobre. (Wana News Agency /Reuters)
publié le 6 octobre 2023 à 19h32

Sans surprise, les médias officiels iraniens ont ignoré dans un premier temps l’attribution du prix Nobel de la Paix à Narges Mohammadi. Même si certains réseaux affiliés au régime ont évoqué un «prix des Occidentaux», une «récompense politique», tout en minimisant son importance. Pour la République islamique, la consécration de la résistance d’une militante iranienne pour les droits des femmes et les libertés est une nouvelle démonstration de l’hostilité de l’Occident. En fin de journée, Téhéran a dénoncé «une décision politique en ligne avec l’interventionnisme et les politiques anti-iraniennes de certains pays européens». Selon le porte-parole du ministère des Affaires étrangères iranien, «le comité du prix Nobel de la paix a attribué le prix à un individu coupable d’atteintes à la loi et d’actes criminels».

«La vie réelle des gens déçus»

Les espoirs exprimés dans la diaspora iranienne, de concert avec les réactions euphoriques à l’international, à l’annonce de la lauréate, contrastent avec le peu de bruit qu’a suscité la nouvelle auprès d’une majorité d’Iraniens. «Il est certain qu’il y a au fond un sentiment de fierté nationale partagé par tous les Iraniens de voir l’une des leurs récompensée par un si prestigieux prix international. Parce que femme et résistante», assure une universitaire iranienne préférant ne pas être citée. «Mais la majorité silencieuse, même si elle n’est pas pro régime, ne réagit pas. Il faut distinguer entre l’Iran d’Instagram et de Facebook qui exulte aujourd’hui, comme il s’emballe depuis le début de la révolte des femmes, et celui de la vie réelle des gens déçus et qui ne voient pas ce que cela va changer dans leurs préoccupations quotidiennes», ajoute-t-elle.

L’exemple du précédent Nobel de la paix attribué en 2003 à l’avocate Shirin Abadi et qui n’a eu aucun effet sur le régime ni de portée sur les droits humains à l’intérieur de l’Iran, reste dans les mémoires. D’autant qu’Abadi vit depuis en exil et s’est même rangé dans l’opposition extérieure conservatrice, au côté du fils du dernier Chah d’Iran. La diaspora installée depuis des décennies dans les pays occidentaux inspire de la méfiance à une grande partie des Iraniens qui la considèrent comme coupée du pays. «Les quelque 130 chaînes de télévision, financées par l’Arabie Saoudite, les Etats-Unis et Israël, sont suivies en Iran en contournant les interdictions sur Internet, indique l’universitaire. Mais les gens ont développé un double scepticisme tant vis-à-vis de ces réseaux que de la propagande du régime.»

De moins en moins isolé

L’échec des précédentes révoltes réprimées ou avortées contribue également à la retenue de la population de participer à l’insurrection des femmes, même si celle-ci est largement approuvée. Les préoccupations sociales dominent aujourd’hui chez les Iraniens confrontés aux difficultés économiques dans leur vie quotidienne. «Le moment de se mobiliser n’est peut-être pas venu. Mais c’est probablement quand les revendications sociales et sociétales, dont celles des libertés et des droits des femmes, se conjugueront que les gens descendront dans les rues, estime l’universitaire. Mais on n’en est pas là.»

Dans ce contexte, le régime iranien peut continuer d’ignorer le prix Nobel qui vient couronner la lutte des femmes depuis plus d’un an. D’autant qu’il se sent de moins en moins isolé sur la scène internationale où les pôles anti-occidentaux se renforcent. D’ailleurs, les médias des alliés comme le Hezbollah au Liban ou le régime syrien, voire les agences de presse chinoises, n’ont fait aucune mention vendredi du prix Nobel de la paix. Quant à la Russie, elle n’a «pas de réaction», a déclaré à la presse le porte-parole du Kremlin.